Une Qallunak affluente

Une Qallunak affluente

par Sara Boubekri

« Je me présente : Sara. Je ne suis pas d’origine nord-américaine ni européenne, mais j’ai une apparence caucasienne trompeuse. Mes ancêtres ont une histoire coloniale similaire à la vôtre. À une certaine période de l’histoire, les cris de douleur et de révolte de nos deux peuples se sont mêlés quelque part dans la stratosphère, où ils sont restés aussi inintelligibles qu’ils l’étaient sur nos terres en guerre. 

Mme Weetaltuk, M. Qiluqi, Mme Tullangak, et toi aussi petite Annie Anauta au prénom injustement occidentalisé, 

J’entends votre souffrance. »

C’est l’introduction que j’aurais aimé avoir eu le courage de dire quand je rencontrais des patients dans le cadre de mes fonctions de première répondante nordique. Ou quand, spécifiquement, j’ai accouru auprès d’une jeune dame à l’aéroport de Puvirnituq qui venait de pousser un cri de mort. 

Au lieu de cela, je n’eus que la force que de prononcer un inaudible « Hello… »

Recroquevillée sur elle-même, les joues humectées par des gouttelettes tristes, une femme inuite toute menue se balançait sur son banc. Elle n’avait pas de blessures apparentes, hormis quelques coupures cicatrisées sur la main et la tempe gauches. 

Nous conversâmes en anglais, langue « officielle » du Nunavik. Elle s’appelait Elisapi, avait vingt ans tout ronds comme moi, et venait de perdre sa maman. 

« I survived! She breathed there for ten minutes! Ten minutes! TEN MINUTES! TEN MINUTES! TEN MI-NUTES! AND I SAID: MOOOOOOOOOOM! MOOOOOOOOOOOM! MOOOOOOOOOOOOOOOOOM! AND SHE DIDN’T ANSWER. BUT I SURVIVED. I SURVIIIIIIIVED! I SURVIIIIIIVED! »

Mon cœur avait pris congé de ses battements rythmiques habituels pour se tordre sur lui-même, et reprendre sa place in extremis dans son médiastin lorsque ma conscience lui rappela la nécessité de la distance professionnelle. 

Il y a trois jours, une soirée bien arrosée avait servi de prétexte à une jeune femme de 18 ans pour poignarder sa tante Nelly, la mère d’Elisapi. Elisapi a vécu la scène cachée dans la salle de bain et n’est sortie que pour constater ce qu’elle savait déjà. Une affaire judiciaire était en cours, mais, même si la Justice tentait de rendre justice à Elisapi, son cœur n’était pas juste ischémié par la mort d’une figure maternelle. Sa blessure était bien plus profonde : Nelly était la mère adoptive d’Elisapi. Sa mère biologique a été assassinée quand elle avait deux ans. 

Une accumulation de traumatismes. 

Sur les berges du Saint-Laurent, là où la majorité de la population québécoise habite, les regrets et les tourments qui polluent le fleuve sont acheminés vers l’extérieur des terres. Les gouttelettes saturées de peine rejoignent leurs consœurs dans la valse intemporelle des océans. Les habitants des berges en sont soulagés. 

Au Nunavik, les gouttelettes tristes affluent vers les terres pour stagner dans la léthargie des masses rocheuses. Les vagues poignardent les territoires inuits, de plus en plus abondantes en raison des changements climatiques. La destruction environnementale est bien plus que le résultat « involontaire » d’une ruée vers le profit; c’est un outil d’asservissement colonialiste.  Depuis le temps de la traite des fourrures, nous avons modifié l’environnement nordique, de sorte que les autochtones deviennent dépendants de nos savoirs scientifiques et technologiques qu’ils ont payés de leur sang. « Présentement, vous nous imposez arrogamment vos méthodes et votre savoir-faire en écartant du revers de la main notre savoir médicinal traditionnel. Vous ne savez pas écouter, vous êtes des idiots » Ce sont les mots de Tomassi, le maire d'un village que j'ai visité. Peut-être sauvons-nous l’intégrité physique des patients inuits, mais nous leur arrachons leur identité culturelle. Avant de les soigner, nous prenons le soin d’obtenir leur consentement non-éclairé et obtenu avec coercition tacite. Un viol légal. Ce n’est qu’une gouttelette triste de plus pour eux : ils sont si habitués que ça ne les dérangera pas, pensons-nous. 

Mais l’eau stagne.  

Dans la toundra, tout est si plat. Il n’y a pas de relief, pas d’arbre, pas de protection contre l’envahisseur. Le vent pousse les gouttelettes de plus en plus profondément dans les terres sans défense. À défaut de meubles organiques, l’horizon s’étale devant nos yeux. On peut voir très loin, mais force est de constater que l’on ne peut voir que ce que l’on connait déjà.

Une accumulation de traumatismes.

Quel peut donc être le poids de mes mots devant une telle agonie émotionnelle? Même si j’avais la prétention d’entendre la souffrance de ce peuple, ne reste-t-il pas qu’aucun traumatisme similaire n’avait marqué ma mémoire, et qu’ « entendre » ne garantissait pas que mon cerveau puisse comprendre le langage sentimental de mon interlocuteur?

Impuissante. J’étais impuissante. 

Même si cela faisait un mois et demi que je côtoyais ces gens. 

Un mois et demi que je me battais pour leur dignité.  Que je condamnais avec véhémence les propos racistes envers la population inuite que certains de mes collègues pouvaient tenir. 

« Je ne suis pas violente, voyons! Je ne suis pas une inuite dans l’âme! » Non. Ce que tu viens de dire est inacceptable et je ne peux tolérer ce manque de respect envers tout un peuple. C’est vrai, la misère sociale dans laquelle nous avons enfoncé ce peuple au cours des siècles a fait ressortir des manifestations explicites de détresse. Quelques individus arborent peut-être des comportements violents, mais ce n’est rien par rapport à la violence – physique, politique, économique, culturelle – que nous avons exercée à leur endroit. Leur passé n’excuse pas les écarts de conduite de certains habitants locaux, mais nous ne pouvons en aucun cas dédaigner « d’être eux » en les accusant d’une agressivité « pathognomonique à l’Inuit ». 

Un mois et demi que je me penchais pendant de longues heures sur d’épais dossiers médicaux –pour contribuer au contrôle de l’épidémie de tuberculose dans le village d’Akulivik. 

Oui, une épidémie de tuberculose. Au Canada. En 2022. En même temps qu’une pandémie au SARS-COV-2. Dans une population qui manque de tout : d’eau, d’éducation de qualité, de main d’œuvre, de stabilité, de considération à nos yeux de caucasiens privilégiés. 

De façon bénévole, j’offrais de mon temps libre entre mes shifts de première répondante médicale pour coordonner avec la Santé publique les actions requises pour le contrôle de l’épidémie de tuberculose. Parce qu’après seulement un an de pré-med, je faisais partie des dix personnes avec le plus d’éducation médicale à des centaines de kilomètres à la ronde. 

Un mois et demi que je distribuais des fruits aux enfants dans la rue pour qu’ils mangent un aliment sain dans leur journée. 

Au Nunavik, des patterns démographiques similaires à ceux des pays en voie de développement s’observent : plus de 70% de la population a moins de 25 ans, le couple moyen a entre 8 et 12 enfants, le taux de mortalités en bas âge est extrêmement élevé, les maladies infectieuses sont ravageuses en raison de la crise de logement qui mène un foyer à abriter une quinzaine d’individus. Sans oublier qu’il n’y a bien souvent qu’un matelas par famille, et que tout le monde dort ensemble. Dans cette précarité sociale et économique, le regard est davantage posé sur la survie présente, et non sur la préparation de la génération à venir. Tendre la main à un enfant qui a faim permet de créer un lien de confiance et d’entamer une conversation dans laquelle il sent que ses mots sont importants. Une nourriture émotionnelle incontournable. 

Un mois et demi que je m’imprégnais des « mœurs inuits modernes » aux consonances de prudence; hostilité de l’environnement oblige. 

« Have a safe life » m’a dit une femme inuite alors que je quittais l’hôtel de Puvirnituq. Elle avait elle-même un œil au beurre noir. Elle me saluait, car elle savait que je prenais un vol pour le village d’Akulivik en après-midi. Et elle savait que ce village, comme beaucoup d’autres, était aux prises avec des problèmes de santé publique persistants : alcoolisme, criminalité, dépendance aux opioïdes, rareté de l’eau potable. Que de gouttelettes tristes cognent à cette porte.

 Mais on ne doit pas cogner aux portes des gens avant d’entrer. On doit simplement entrer et dire « Hey! 😊 » Les seuls qui cognent, ce sont les policiers. Si l’on resserre notre poing devant la porte pour y tambouriner, des cœurs serrés, marqués par des expériences frappantes, nous attendrons de l’autre côté. 

Un mois et demi de présence au Nunavik, loin de mes points de repère du Sud. 

Le Sud, c’est Montréal et ses environs. Quand quelqu’un nous dit qu’il part dans le Sud, il ne faut pas lui répondre : « Bonne vacances! Repose-toi et profites-en bien! », car la raison qui motive son départ est, la plupart du temps, un problème de santé trop complexe pour être traité sur place. 

Une « médevac » s’impose. On transporte le patient vers un centre hospitalier universitaire montréalais. 

Medical evacuation.

Nom mal choisi. Cela sous-entend que Montréal est plus sécuritaire que la région nordique qui constitue leur patrie. Qu’il faut fuir les terres inuites. Que nous méprisons leur territoire différemment organisé du nôtre. 

Un mois et demi.

Cela faisait un mois et demi que je vivais parmi eux, dans les entrailles même de leur quotidien souffrant.

Et je restais une étrangère. 

Un anachronisme. 

Une Qallunak. 

Blanche et impuissante,

Ironiquement. 

J’étais peut-être même une gouttelette de plus.

.

.

.

Mais, en tant que gouttelette aqueuse, je bénéficie d’une fluidité qui donne espoir.

Me départir de ma saturation en tristesse: telle est ma mission. 

Seule et dépaysée, il est compréhensible qu’un sentiment d’impuissance m’habitait. Cette expérience nordique m’a profondément marquée, mais je l’ai entreprise parce que je crois en la réconciliation. Je crois en l’avenir des peuples inuits. 

Une vision du terrain m’a dotée d’une appréciation incomparable des richesses culturelles et environnementales de ces Premiers peuples, majoritairement ensevelies sous une misère remédiable. 

Il faudra du temps. Il faudra s’entraider à travers nos chutes. Mais l’horizon finira par esquisser une lueur nouvelle.

J’écris pour atteindre ce but. 

Parce que je veux plus que de dénoncer l’inhumanité des conditions de vie au Nunavik. 

Je veux inspirer un changement. 

Je veux me précipiter avec un message cru et vrai vers la communauté étudiante comme une gouttelette engorgée d’inspiration. 

J’espère que ma tombée créera une onde, 

que l’onde se transformera en vague, 

qui ralliera de nombreuses autres gouttelettes inspirées pour former un raz-de-marée. 

Je veux devenir « on », 

et qu’on se dresse aussi haut qu’un raz-de-marée qui fera vibrer les fondations de notre constitution canadienne. 

J’écris, parce qu’ensemble,

On peut générer un tsumani qui emplira les territoires inuits de paix, de dignité et de respect interculturel. 

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Si mon message vous a interpelé, je vous encourage à prendre action à l’aide d’une donation. 

La fondation Arctic Children and Youth Foundation amasse des ressources financières pour contribuer au bien-être de la jeunesse inuite.

https://www.globalgiving.org/projects/improve-response-to-child-abuse-in-the-arctic-1/