La beauté est un coup de chance
par Nathaniel Lamidey
La beauté est un coup de chance. Pas votre beauté, non, mais votre perception de la beauté : votre esthétique. Ce n’est pas non plus de la chance, non, mais une sorte de jeu statistique, un champ poétique dont les rouages dépendent tous plus ou moins de vous et dont vous ne pouvez connaitre le mouvement qu’en surface. Bref, de la chance. Certains crieront à la beauté universelle et mathématique, d’autres, en bons sociologues, au produit culturel. Mais posez-vous la question ainsi :
Apprend-t-on à trouver beau ce que l’on trouve bien, ou cherche-t-on à justifier ce que l’on trouve beau ?
Autrement dit, comment passe-t-on du beau au bien. Dites-vous ceci : aucun concept ne peut exister sans son image. Essayez de penser à n’importe quel concept, aussi sombre soit-il, toujours vous viendra une image en tête. Que ce soit celle du professeur qui vous l’a appris, du personnage qui y fait allusion dans un roman ou une véritable illustration du concept lui-même, toutes vos pensées explosent en un puzzle poétique le moment où elles mettent pied dans votre conscience. Or, si ce concept vit en vous par sa simple expression artistique, comment dissocier le jugement esthétique du jugement moral? Saviez-vous que les enfants ont tendance à faire plus confiance aux personnes qu’elles jugent belles ? L’association esthético-morale est des plus naturelles et pourtant non sans failles, car tout ce que nous trouvons beau n’est pas bien, vous dis-je en cueilleur de champignons. Alors oui, les apparences sont trompeuses, mais si cela révèle bien une chose, c’est qu’il existe certains critères universels de beauté sans quoi aucune œuvre n’en serait une, ou aucun modèle internationalement reconnu. Alors, comment se fait-il que nous n’ayons pas tous la même esthétique si la beauté est objective ? Fermez les yeux et imaginez.
Un vrombissement résonne sous vos pieds, secoue vos os, votre crâne compressé par le brouhaha. Vos paupières s’ouvrent, alertes. Le vide s’étale devant vous. En une crispation, vous plantez vos ongles dans votre siège. Le manche de votre avion est là, se ballottant frénétiquement, et, sous vos pieds, un champ de fleurs. Comment ôter les yeux d’un tel spectacle ? Certes, vous ne voulez pas mourir, j’en conviens. Mais la contemplation, n’est-ce pas ce moment de suspension de tout désir et de toute peine comme une ficelle accrochant l’avion au ciel ? Votre vertige s’évanouit au fil que vos yeux tracent d’un pétale à l’autre. Enfin, vous bondissez d’émerveillement en émerveillement. Votre raison, elle, se laisse aller à l’exercice d’éviter ces vagues successives de beauté comme une gymnastique de rabat-joie aguerri.
« Rien n’existe d’aussi beau. Ce n’est pas possible. »
Voilà ce que vous vous dites alors, accablé par cette bonne nouvelle. Vous ruminez sans cesse, remuez la terre du regard, balayez l’horizon encore et encore à la recherche de la moindre ride, d’un pistil biscornu, d’un grain de sable parmi le pollen. Éternel insatisfait ou sceptique sans domicile fixe, vous décidez de prendre le manche et de naviguer par-dessus cette marée en quête du réel champ de fleur comme un aventurier désillusionné dont l’ignorance caresse le cœur. Vous voilà fixé. Rasant la douceur de votre paume, chacun des plis se superpose au vent pour s’entremêler en une vive ballade. Soudain, un long soupir se glisse entre les fentes de votre main, votre poème privé de son dernier refrain.
Vos pupilles écartelées par l’horreur, une terre sèche drape, malgré vous, chaque recoin de votre rétine. Des corps malades s’entassent les uns par-dessus les autres, des tiges atrophiées, des bourgeons avortés : un affront de Marot traité en faquin. Un voile noir cloisonne votre esprit, toute la beauté du monde réduite à néant par ce cercle d’affres. Et puis, votre vérité vous revient avec un cynisme décevant : quoi de plus médiocre que l’art ?
Malgré l’amertume, vous faites fi de votre souffrance, grimpez sur le toit de votre engin pour y détacher le fil de la contemplation d’un mouvement désabusé. Une fois le nœud délié, vous le voyez s’effriter au vent et fondre au loin. Enfin, vous vous allongez le long des ailes, au-dessus de cette terre morte avant de reposer vos paupières.
Déçu, vous comprenez pourtant que dans ce champ de fleurs, c’est toute la beauté qui s’ouvre à vous, car la beauté est un champ composé de milles fleurs comme chaque concept est un assemblage infini de possibilités, de caractéristiques. À chaque fleur un caractère, qui est à vous de juger. Votre champ aurait pu être bien plus grand, plus étendu et varié, au diable les tulipes, les jasmins ! Pourtant, votre imagination n’en a pas fait autant, car votre image n’est qu’un fragment d’un concept commun. D’ailleurs, bien des détails sont passés sous votre radar: cette colombe couchée dans l’herbe, ce buisson de roses. Peut-être étiez-vous occupé à juger d’autres choses ? Je suis prêt à parier que vous l’auriez plus aimé, ce champ, si vous l’aviez vraiment vu, entier.
Car la beauté est aussi présente et objective que les pétales de ces fleurs qui caressent vos doigts. Mais alors, dites-moi : pourquoi ne l’aimez-vous pas ?
Vous ne l’aimez pas, car cette laideur que vous avez aperçue, aussi rare soit-elle, dépassait tout entendement et surpassait en somme l’ensemble de la beauté que vous aviez rencontrée, comme si votre esprit jugeait en chaque fleur, chaque élément, sa beauté pour additionner intégralement chacun de vos jugements successifs.
Rien de plus mathématique après tout, car si cela est ainsi, alors votre image n’est autre qu’un astre dans une grande boîte que vous épiez désespérément par le trou d’une serrure en criant au beau, au moche et à tout ce qui est entre comme si vous aviez cette science.
Alors quand vous dites que quelque chose est beau, non, statistiquement, vous vous trompez. En fait, vous n’en savez rien, et si, par miracle, le concept est, en effet, beau, alors ce n’est que ça : un coup de chance. En humains désemparés, il ne nous resterait plus qu’à pleurer toute la subjectivité de notre corps, condamnés à l’imperfection impardonnable puisque le moindre élément pourrait renverser notre perception, comme si nous n’étions pas à la hauteur de cette sacro-sainte beauté. Pourtant, s’approcher de ce véritable idéal, ce n’est en finalité que deux choses : étendre son imagination et son jugement. Car plus leurs capacités sont grandes, plus ils se rapprochent de la réalité, comme une lumière plus intense ou une serrure moins étroite.
Alors, rêvez de fleurs de toutes sortes, de toutes les couleurs et formes, rêvez d’une terre aux multiples reflets. Voyez devant vous l’étendue des concepts que vous connaissez car « la valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire » (Gaston Bachelard, l’Air et les songes). Tirez sur votre jugement, étirez-le au gré de votre volonté. Entraînez votre raison à discerner ces détails de votre poésie qui vous échappent, car petit à petit, ils vous rapprochent de la vérité.
Car la beauté est objective, mais nous ne le sommes pas.