Le bonheur est au 47
par Florence Séguin
Marianne est une jeune femme de 34 ans, G0P0A0 (1) , sans antécédents médicaux, sauf un peu d’asthme durant l’enfance. Elle s’arrête devant la porte de son appartement, où un bouquet de fleurs repose. Sa voisine en face, au #46 la salue poliment.
Chouette. Son conjoint ne lui avait jamais offert de fleurs.
Comme ils se sont chicanés la veille pour une bêtise, il se sent probablement coupable et souhaite se racheter. Classique.
Puisqu’il a fait le premier pas vers une trêve, elle lui écrira un petit mot ce soir.
Merci beaucoup pour les fleurs, mon amour. Moi aussi je pense à toi.
Xx
Il répond presque immédiatement :
Quelles fleurs????
Oh shit. Elle n’avait même pas anticipé cette option.
Marianne sent son cœur s’accélérer alors qu’elle dresse la liste des personnes qui pourraient lui avoir envoyé ces fleurs.
Amis, famille, admirateur ?
Il faut d’abord qu’elle réponde à Nick :
Oups, désolée. Ça doit être ma mère.
Tu sais comment elle est nostalgique à la Saint-Valentin.
J’espère que tu passes une belle journée. On se voit ce soir pour discuter.
Immédiatement, elle appelle sa mère, qui infirme son hypothèse.
Ok option B.
Son collègue Max avec qui elle a pris quelques cafés ? Ouf. C’est « touchy » de lui demander.
Elle envisage de lui écrire, mais les deux alternatives semblent tout aussi embêtantes l’une que l’autre.
Il a bel et bien envoyé des fleurs, ce qui mettrait en péril leur relation professionnelle.
Il n’a pas envoyé de fleurs, et il pense maintenant qu’elle pense qu’il pense à elle. Et ce n’est pas qu’elle n’aimerait pas qu’il pense à elle. Mais là n’est pas la question.
À bien y réfléchir, les probabilités sont très minces. Et de toute manière, elle préfère l’alternative trois :
Déni.
Ce qui nous mène à l’option C :
Son ex-copine? Impossible, elle a déménagé à Ottawa il y a trois ans.
Option D :
Oh non. Et si les fleurs étaient destinées à Nick? C’est vrai qu’il a repris contact avec son ex récemment. Marianne n’est pas du genre jalouse, mais tout d’un coup, elle s’inquiète réellement.
Dans l’inertie des émotions, elle écrit à Nick :
Marianne :
CE N’EST PAS MA MÈRE.
PROBABLEMENT JUSTINE QUI TE VEUT.
Nick :
De quoi tu parles?
Marianne :
On s’en parle ce soir.
Nick :
…
Ou c’est peut-être Max…???
Marianne :
De quoi TU parles?
Nick :
On s’en parle ce soir…
J’ai annulé notre réservation au resto.
Vraiment belle Saint-Valentin…. Bravo.
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Sam est un homme de 72 ans, d’apparence soignée. Il se présente à la boutique du fleuriste du coin pour faire la commande d’un bouquet.
C’est la Saint-Valentin demain et il y a déjà un achalandage.
« Voulez-vous mettre quelque chose sur la carte? »
« Non merci. »
« Un nom peut-être? »
« Non merci. »
« Bon. On livre à quelle adresse? »
Sam regarde par la fenêtre. Il voit une voiture jaune passer et il s’attarde à la plaque du véhicule : W9S H47.
« 47 »
« Rue? »
Sam se retourne vers une autre cliente en ligne derrière lui. Une femme d’environ 30 ans. Elle ne semble pas du tout irritée par sa méthode.
« Madame, quel est votre oiseau préféré? »
« Pardon? »
« Votre oiseau préféré. »
« Euhm… les mésanges? »
« Merci. »
Il revient à la fleuriste, satisfait.
« Pouvez-vous livrer ce bouquet de roses au 47, Rue des Mésanges? »
L’employée soupire, prend son téléphone et vérifie l’adresse.
« C’est hors de la zone de livraison. Vous devrez payer un supplément de 15 dollars. »
Sam règle la facture et repart réjoui.
Il marche jusqu’à son domicile où il est accueilli par Tinto, son beagle et compagnon de 12 ans, connu pour des antécédents de colique néphrétique. Tinto s’est fracturé la patte il y a quelques mois en déboulant les escaliers. Depuis ce temps, sa démarche est moins assurée et il doit utiliser une rampe pour monter dans le lit et rejoindre son maitre le soir.
Comme à l’habitude, Sam lui sert une tasse de pâté de canard mélangé avec deux cuillères de bouillon de bœuf chauffé au micro-ondes (32 secondes pour la température parfaite). Sachant que Tinto n’a plus que quelques années à vivre (espérance de vie des beagles : 12-15 ans), Sam préfère lui offrir un menu gourmet.
Le futur justifie le présent.
Évidemment, c’est sur cette diète que Tinto a vu son poids doubler.
L’obésité canine étant un facteur de risque pour la « débouladerie », le présent explique le passé.
Comme à l’habitude, il prend le téléphone autour de 18h et compose le numéro de sa fille. Ils ont pris l’habitude de s’appeler tous les jours pour se raconter leur journée.
Aujourd’hui, comme chaque 15 février, il lui racontera avec excitation son petit plaisir altruiste. L’amour n’a pas besoin d’être compliqué. L’amour, c’est un bouquet, « à qui de droit ». Confluence de signes et circonstances, adressé au hasard.
Et le hasard a parlé : le bonheur ira au 47, Rue des Mésanges.
(1): G : grossesse, P : Post-Partum, A : avortement.