25-Nord

par Florence Séguin

25-Nord

Gaz plein, la Camry roule.

J’ai fait ce trajet tellement de fois que les détails de l’espace sont devenus des repères de temps. Je tourne le sablier dans ma tête; j’ai deux heures de route devant moi. La conduite s’annonce rough et pourtant j’ai déjà mes pneus d’hiver. J’étais pas mal fière de t’annoncer que je les avais mis moi-même, mais t’étais ben trop occupé à me parler de toi.

J’aime ça dire que je « fugue » au chalet, parce que je sens que je laisse mes responsabilités en ville, du moins temporairement. Rien n’aura bougé à mon retour, à part le bol des chats qui aura un peu baissé. C’est comme ça. Le dimanche soir est la chose la plus triste qui existe.

La plupart du temps, j’oublie mon volant et je me réveille dans l’auto garée. Par contre, aujourd’hui j’ai la tête qui tourne. Ma mémoire décide de m’imposer le souvenir d’une suite de mot prononcé il y a des mois ; « Tu m’as jetée à terre ». Je ne me souviens pourtant pas d’avoir demandé à mon cerveau de penser à toi. Tu m’avais aussi dit que ma mémoire t’impressionnait et je crois que c’est les deux seuls compliments que tu ne m’aies jamais fait.

J’ai beaucoup étudié la mémoire durant mon bac, et je me distrais de ces souvenirs en me rappelant les théories qui m’ont marqué. En neurosciences, la mémoire est une fonction tellement vaste qu’elle a été divisée en différents types : mémoire de travail, mémoire épisodique, mémoire procédurale et j’en passe. On a même cherché OÙ se trouve la mémoire dans le cerveau, mais bon… ça ne m’a jamais vraiment intéressé. De toute manière, personne n’est d’accord et je déteste la politique.

Maintenant, j’étudie en médecine et je me dis souvent que ma mémoire, c’est mon « money maker ». Pourtant, je suis prête à parier que ma capacité mnésique est bien dans la norme. En tout cas, je suis certaine que je n’ai pas de mémoire photographique, contrairement à plusieurs dans mon programme. Mon secret, c’est qu’en étudiant la mémoire, j’ai appris des « tours de passe-passe » qui m’aident à mémoriser les listes interminables d’antibiotiques et de noms de bactéries en latin.

C’est extrêmement pratique. Je me rappelle toujours que la mémoire se fait en trois étapes: encodage, consolidation et récupération. Ma partie préférée c’est la dernière, c’est celle qui nous permet d’aller chercher l’information pour répondre à la question de l’examen. Une de mes stratégies favorites est de toujours s’assoir au même endroit dans la classe et surtout lors du test. C’est beaucoup plus facile de récupérer l’information quand elle a été encodée dans le même espace, avec les mêmes repères visuels. Sinon, il y a aussi les trucs mnémotechniques. Ce sont les meilleurs amis des étudiants en médecine et la raison est bien simple; il est facile de se souvenir des 5 premières lettres d’une liste de 5 symptômes, et surtout si tu peux former un mot avec. À l’examen, tu n’as qu’à récupérer le mot. C’est comme si tu avais construit un petit pont entre deux îles.

 Bon, Sainte-Julienne à ma droite. Le sablier est à moitié vide.

 Je songe à un autre cours où j’ai appris comment les émotions affectent la mémoire. Parfois, une émotion vive permet de mieux se souvenir, mais d’autre fois (comme lors d’un crime), les affects sont embrouillés et la mémoire fait défaut. J’essaie d’évaluer si les émotions ne m’auraient pas forcé à repenser (encore) à toi.

Mais non, aucun papillon. Apparemment, mes sentiments ont un alibi.

 Maintenant que j’y pense, je me demande ce que toi tu auras mémorisé de moi.

Sans doute très peu.

Je ne serais pas surprise considérant que l’attention est une condition sine qua non à la mémorisation, et que tu n’as jamais vraiment porté attention à moi.

C’est la première chose que j’ai compris quand j’ai commencé à étudier pour mémoriser des pages d’informations. Si tu n’y mets pas d’attention, il n’y aura aucune rétention. C’est embêtant, car ça prend énormément d’effort cognitif de déployer son attention, en opposition au mode « pilote automatique » - qui me permet justement cette réflexion sans faire d’accident. C’est surtout très fatigant de construire des petits ponts. Contrairement aux croyances populaires, les ressources mentales sont limitées et donc facilement épuisables. Peut-être que j’aurais mieux fait de dépenser les miennes sur autres choses que toi.

 Il existe aussi une croyance erronée que la mémoire est une faculté très fiable. Pourtant, la science a démontré qu’il est extrêmement facile de modifier des souvenirs involontairement. Encore pire, la plupart d’entre nous avons de faux souvenirs d’enfance, inventés soit à partir de photographies ou d’histoires que nos parents nous ont racontées. En réalité, à chaque fois que l’on récupère un souvenir, on le consolide, mais on l’expose aussi à des modifications. Il devient vulnérable, mais seulement dans notre conscience. C’est bien l’ironie de la chose; si on ne le récupère jamais il restera intact, mais il finira par disparaitre de toute manière.

 « Tu m’as jetée à terre »; je me suis remémoré ce moment certainement une dizaine de fois et ça explique pourquoi le souvenir est aussi vif. En théorie, j’ai probablement rendu tes paroles plus belles qu’elles ne l’étaient à chaque fois. Si je peux rendre notre histoire intéressante, ça sera au moins ça.

 Je tourne le dernier coin.

 Avant d’arriver, j’ai un dernier exercice de pensée;

Tu sais que j’utilise toujours mes plus jolies couleurs pour dessiner les gens. Dis-moi, est-ce que je t’aurais déjà oublié si je n’avais pas peint ton portrait comme un tableau de Matisse?

 Je stationne ma voiture et je coupe le moteur.

Peu m’importe maintenant et dans tous les cas, je me félicite pour cette œuvre, car en plus d’être une scientifique, il semble que je sois aussi une artiste.