Doux printemps [Finaliste]

Doux printemps [Finaliste]

par Andreea Tanase

Doux printemps.

Printemps 2019

J’étais débordée. Si débordée. Les cours de l’année préparatoire s’enchaînaient et n’en finissaient plus. Je me sentais trop souvent à bout de souffle. Oui, c’était très difficile de concilier les études, la vie sociale, la famille et le sport ; j’étais toujours au pas de course, autant littéralement qu’au sens figuré. Mais j’aimais ça courir après tous ces objectifs. 

J’étais si débordée. Et ça, ma famille l’avait compris.  Ils me donnaient toutes leurs forces dans les moments difficiles et ils partageaient toute ma joie dans les moments de réussite. Ils avaient deviné à quel point j’en avais déjà beaucoup sur les épaules. Ils avaient compris à quel point j’étais stressée avec la fin de la session, alors que les examens, les cafés et les compétitions s’enchaînaient. Et c’est pour cela que mes parents ont décidé de ne rien me dire. Quand mon grand-père a commencé à moins bien aller, ils ne m’ont rien dit. Quand mon grand-père a été hospitalisé, ils ne m’ont rien dit. Quand mon grand-père a été diagnostiqué de la leucémie myéloïde aigüe, ils ne m’ont rien dit. Quand mon grand-père a vu son état réellement se détériorer, c’est là qu’ils ont décidé de m’annoncer la nouvelle.

Et j’ai été submergée de culpabilité. Cela faisait plusieurs semaines que je n’avais pas pris le temps d’appeler mes grands-parents, cela faisait si longtemps que je n’avais pas pris le temps de leur parler et de prendre de leurs nouvelles. J’étais si débordée, alors je n’avais tout simplement pas pris le temps. Du temps, j’avais toujours l’impression d’en manquer, et là, il n’en restait plus beaucoup pour mon grand-père.

Alors j’ai commencé à l’appeler à chaque jour. On ne parlait pas beaucoup, il était toujours si fatigué. Je lui parlais de tout et de rien. Je lui racontais ce que j’apprenais dans mes cours, je lui racontais mes accomplissements. Il était si fier de moi. Il était si fier que je sois rentrée en médecine. À chaque jour, lors de nos conversations, il me posait la question : « Ma chère petite fille, est-ce que tu peux m’aider, toi, qui étudies la médecine? Ici, les médecins ne peuvent pas m’aider. Personne ne peut m’aider. Mais j’ai confiance en toi, je sais à quel point tu as toujours eu une soif de connaissances. Ma petite şefă, j’ai si confiance, je sais que tu peux m’aider. » Et moi, je restais silencieuse au bout du fil. Tu ne sais pas, grand-papa, à quel point j’aurais voulu pouvoir t’aider. Moi-même je n’en avais pas beaucoup appris encore sur les leucémies. Et même les gens qui en connaissent considérablement sur le sujet, en fait, ils n’en savaient pas grand-chose. 

Je me sentais si coupable. Je le voyais comme un crime d’avoir l’honneur de faire des études en médecine et d’en apprendre autant sur des milliers de sujets, alors qu’au fond, j’étais si impuissante devant cette réalité qui frappe. Je ne pouvais tout simplement pas l’aider. Je voyais cette impuissance comme le plus pervers des crimes, la plus cruelle des ironies, la plus amère des absurdités. Quelques jours plus tard, mes parents ont pris un vol pour mon pays natal. J’aurais tellement voulu pouvoir les rejoindre et embrasser mon grand-père une dernière fois, mais j’avais trop d’examens, trop d’étude, comme j’étais en fin de session. Et mon grand-père l’avait compris et il ne m’en voulait pas. Je m’en voulais déjà bien assez. Il était si fier que je sois rentrée en médecine et, de mon côté, je souhaitais plus que tout au monde le rendre fier. J’aurais tellement voulu pouvoir tout mettre en pause pour pouvoir lui faire mes adieux. Quelques jours après avoir eu la visite de ma mère, sa fille, il s’est éteint, entouré de l’amour de toute ma famille. La veille, durant un de nos cours de génétique, on en a appris un peu plus sur les leucémies. Quelle douce et douloureuse coïncidence, n’est-ce pas? 

Un an plus tard, printemps 2020

Je venais de passer un mois à me demander : au fond, pourquoi courrais-je depuis tout ce temps? Après quoi? J’ai vu ma vie se mettre littéralement en pause avec le début de la pandémie de la COVID-19, alors que tout était en suspens, la population tout entière étant confinée chez soi. J’ai eu un mois complet à passer beaucoup plus de temps avec moi-même et mes propres réflexions, autant les plus heureuses que les plus malheureuses. Je me suis complètement remise en question.

Puis j’ai reçu un courriel disant qu’on avait besoin de renfort en CHSLD. J’ai tout de suite envoyé mon CV. Le lundi suivant, j’ai fait ma formation de six heures d’aide préposé. En soirée, on m’a appelée pour me demander si je pouvais rentrer le lendemain. J’ai dit oui. 

Lors de cette première journée, j’étais complètement désorientée ; je ne savais pas encore en quoi allait consister exactement mon rôle. Je ne me souviens plus exactement sur quel étage j’étais. Dissimulée sous ma visière, mon masque, ma jaquette et mes gants, on voyait à peine mes petits yeux, alertes et ébranlés à la fois, et on pouvait à peine discerner ma petite voix. Et pourtant, j’étais motivée et décidée à aider les préposés et les résidents au meilleur de mes capacités. Je dois avouer que la dernière chose à laquelle je m’attendais de cette expérience de travail en CHSLD, c’était de me faire aider beaucoup plus que je n’aurais su moi-même aider, beaucoup plus que je n’aurais pu moi-même aider. 

Un des premiers résidents que j’ai rencontré était Monsieur N. Alors que j’accomplissais du mieux de mon possible les tâches demandées, je m’excusais sans relâche, en ayant l’impression de tout faire de travers. La formation de six heures était vraiment loin de suffire à nous préparer à la dure réalité des CHSLD. J’étais complètement dépassée par la situation et Monsieur N., d’une voix calme, me répétait que si je faisais de mon mieux, c’était amplement suffisant. 

Je me suis rapidement attachée à Monsieur N après seulement quelques jours. On prenait le temps de discuter de tout et de rien. On abordait parfois quelques questions plus philosophiques et il me parlait sur un ton si serein et assuré à la fois. Un ton de voix empreint de sagesse, exprimant le bonheur et la souffrance dans leur plus grande plénitude. Il pouvait aborder avec simplicité les aspects les plus cruels et douloureux de la vie. 

Je venais arroser sa plante une fois par jour. « Il va falloir mettre 4 ou 5 verres d’eau », me disait-il. Je lui répondais : « Vous êtes sûr, pour une si petite plante? » Et puis il m’expliquait que cela faisait plus de 20 ans qu’il habitait dans cette même chambre, avec sa plante. Oui, il la connaissait mieux que personne. Je me suis surpris à penser que cette plante avait peut-être plus de vécu que moi.

Un matin, alors que je venais l’aider avec son déjeuner, il m’annonce que c’était la fête de sa mère. 101 ans! Monsieur N m’a alors expliqué qu’il appelait sa mère une fois par semaine. Puis, il me pose des questions sur ma famille. Je lui parle de mes parents et de ma sœur, puis de ma grand-mère. « Et puis, ton grand-père, que lui est-il arrivé? » Alors je lui parle un peu de mon grand-père. Et Monsieur N m’a écoutée attentivement. Ce qui m’a le plus touchée, c’est le ton de sa voix, son ton si serein que je lui connaissais bien maintenant. Habituellement, je n’osais pas aborder ce sujet avec d’autres personnes. Avec Monsieur N, c’était différent. Sa voix inspirait la confiance et la compréhension. Elle témoignait d’une profonde empathie. En sortant de sa chambre et en refermant la porte derrière moi, j’ai réalisé que lui parler m’a fait le plus grand bien. Je ne m’en étais pas rendue compte sur le moment. Je suis sortie d’un pas un peu plus léger. Un poids que je portais sur mes épaules depuis plus d’un an venait de s’envoler. Je ne le savais pas à cet instant-là, mais c’était la dernière fois que j’allais voir Monsieur N.

Les semaines suivantes, alors je que travaillais sur différents étages, j’ai fait la connaissance de plusieurs préposés, infirmières et résidents exceptionnels. J’ai tenu la main de Monsieur G dans ses derniers moments. Monsieur G n’avait pas pu voir ses proches avant de décéder. J’ai passé quelques heures à tenir compagnie à Madame B, à l’écouter me raconter à quel point elle se sentait seule, emprisonnée dans cette chambre sans pouvoir sortir, ni même pouvoir parler à sa famille. Plusieurs étages étaient en zone rouge, obligeant les résidents à rester entre les quatre murs de leur chambre. « Quatre murs qui deviennent de plus en plus étouffants », disait Madame B. Je suis restée auprès de Monsieur E qui me racontait qu’il essayait vraiment de rester positif. Pour lui comme pour plusieurs autres résidents, cela était très difficile, la seule chose lui tenant compagnie à longueur de journée étant une télévision diffusant invariablement le poste TVA et les nouvelles concernant la pandémie. Des mauvaises nouvelles remplies d’angoisse, remplies d’incertitude. En marchant dans les couloirs, il était possible d’entendre l’écho de ces nouvelles. Un écho si lugubre.

Au pic de la crise, nous, les préposés, les infirmières et le reste de l’équipe soignante, avons été leur famille. Leur seule famille même, pour plusieurs résidents. Nous les avons accompagnés du mieux que nous pouvions, en leur souriant avec nos yeux, tout en dissimulant cette lueur de fatigue due à l’incertitude et à l’épuisement.

Les semaines ont passé, et je ne cessais de penser à Monsieur N. Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas revu. Je n’arrivais plus à me souvenir de l’étage de sa chambre. Après tout, je n’avais eu la chance de le voir que durant les premiers jours, lors de mon arrivée au CHSLD. Un soir, alors que j’entrais dans la chambre d’un autre résident que je n’avais encore jamais rencontré, j’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre. Dehors, il y avait un superbe coucher de soleil. Puis, mon regard est attiré par quelque chose. Je l’ai alors aperçue sur le rebord de la fenêtre, éclairée par les derniers rayons dorés du soleil : la plante de Monsieur N.  Et c’est là que j’ai tout compris. Monsieur N était décédé. Je suis restée quelques secondes, émue, à l’observer. Elle gisait là, toujours aussi verte, tel un chaleureux dernier souvenir.

En rentrant chez moi, les larmes se sont mises à couler alors que j’ai réalisé que durant la dernière année, je n’avais jamais vraiment réussi à faire le deuil de mon grand-père. Durant cette dernière année, j’essayais de ne pas trop y songer, et lorsque j’y étais confrontée, j’étais toujours sous l’emprise de violents sanglots. Des pleurs de tristesse. Des pleurs de regrets. Empreints de culpabilité. Empreints de rage. Face à moi-même et face à la vie tout entière. Cela faisait plus d’un an que je m’en voulais. Je ne m’étais jamais pardonnée de ne pas avoir été là dans les derniers instants de mon grand-père et de ne pas avoir davantage pris le temps de parler avec lui pour lui dire à quel point il comptait pour moi. Je ne lui avais jamais vraiment pardonné de nous avoir quittés. Je ne m’étais jamais pardonnée mon impuissance, le fait de ne pas avoir pu l’aider. Oui, on peut parfois en faire plus, mais on ne le réalise souvent que trop tard. Cependant, peut-on réellement, toujours, en faire plus? Je n’ai pas pu être là durant les derniers instants de mon grand-père. Et ce n’est que quatre saisons plus tard que j’ai commencé à me le pardonner. 

Néanmoins, j’ai essayé autant que possible d’être là pour les résidents que j’ai côtoyés en CHSLD, que ce soit en leur tenant la main, en leur offrant une oreille attentive, en égayant un peu leur journée, ou tout simplement, en leur offrant une présence. J’ai laissé mon cœur guider mes actions durant ces beaux moments. J’ai aidé du mieux que je le pouvais, et sans le savoir, cela m’a aidée moi-même à faire mon propre processus de deuil.

Cette expérience en tant qu’aide-préposé en CHSLD, mémorable pour le reste de mes jours, a été réellement enrichissante. Les innombrables discussions avec les résidents, les préposés et les infirmières m’ont apporté un nouveau regard sur les différents aspects de la vie. Je garderai toujours un si beau souvenir de Monsieur N. Cette expérience m’a confirmé les raisons qui font en sorte que j’ai choisi cette profession. Je suis peut-être biaisée, mais la médecine, c’est de loin la plus belle profession qui existe. On ne connaît pas tout encore. Loin de là. Il reste tellement de choses inexpliquées en ce qui a trait aux leucémies, mais ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Nous donnons toujours le meilleur de nous-même, au meilleur de nos connaissances. Nous faisons toujours du mieux que nous pouvons. C’est vraiment cela qui compte.

J’ai également réalisé à quel point c’est important de simplement prendre le temps. De prendre du temps pour soi, pour sa famille, pour son entourage. On ne peut jamais retourner en arrière. On l’a tous déjà entendu des milliers de fois, mais c’est lorsqu’on perd quelque chose que l’on se rend compte de sa valeur inestimable. Irremplaçable. C’est si important de prendre le temps. De remettre ses objectifs en question. De remettre sa vision des choses en question. De se remettre soi-même en question. Je cours toujours et j’essaie vraiment d’aller de l’avant. Oui, je cours toujours, mais j’essaie maintenant de prendre des pauses, d’apprécier davantage l’instant présent. J’essaie de plus en plus de prendre le temps. Prendre le temps de vivre. 

Doux printemps, tu es la saison du renouveau. Dis-moi, que m’apporteras-tu l’an prochain?