Comprendre la médecine humanitaire

Comprendre la médecine humanitaire

par Anaïs Medouni

Beaucoup d’idées préconçues peuvent être liées à l’activité de la médecine humanitaire telle que la pratique l’organisation Médecins Sans Frontières. Bien que certaines interventions se font effectivement souvent en zone de conflit avec pour but, entre autres, de prodiguer des soins aux blessés, les interventions s’étendent à beaucoup d’autres situations et les rôles que les équipes médicales doivent remplir sont bien plus nombreux. Cet article vise donc à faire une ébauche d’une définition de la médecine dite « humanitaire », et ce, par le biais d’une comparaison avec la médecine « normale » afin de mieux la situer.

Des contextes différents

Rony Brauman, ancien médecin pour MSF et auteur de l’ouvrage « La médecine humanitaire » (1), identifie trois points en lesquels la médecine humanitaire diverge de la médecine « normale », pratiquée dans des contextes hors conflits ou catastrophe. Ces trois aspects sont les suivants : le déplacement de populations en masse, la déconstruction des institutions de santé locales et l’apparition de foyers épidémiologiques. 

Le premier aspect abordé est celui du déplacement de populations en masse, soit un déplacement important de personnes qui les pousse à se sédentariser de façon hasardeuse. Cela implique aussi que l’endroit où ces individus s’installeront ne sera pas nécessairement le plus propice. Tel que développé plus bas, les camps de fortunes occupés par ces individus en migration deviennent souvent des foyers épidémiologiques, où une intervention médicale ainsi que logistique peut devenir très importante. La médecine « normale », en contraste, se pratique avec des individus généralement sédentarisés, ayant accès aux diverses ressources dont ils ont besoin et ayant - en principe - un système qui les appuie. Cela est lié au second point que Brauman identifie comme source de divergence, soit une rupture de la cohésion sociale.

Ce point s’accompagne souvent par une absence totale ou partielle de ce que l’on pourrait appeler un État, ou une quelconque institution globale et tout-englobante de la société qui serait responsable de son organisation. En découlent les services de la santé, entre autres, ainsi que de nombreuses autres sphères du fonctionnement de la société. Plusieurs de ces sphères se trouvent donc profondément déstabilisées par l’incertitude de l’État dans une situation de conflit, par exemple, ce qui peut induire la nécessité de recevoir un soutien extérieur (en l’occurrence, de la part des organismes humanitaires). Un effondrement du système de la santé (par la destruction d’institutions, par exemple, ou la perte de personnel) est un cas qui peut avoir un impact assez évident sur la santé des individus, mais il n’est pas le seul. Une instabilité économique et une perturbation de la chaine d’approvisionnement sont des causes tout aussi importantes qui peuvent toucher la santé des gens : un mauvais accès à l’eau potable, à une alimentation saine et à toutes sortes d’autres ressources peut avoir des impacts directs et drastiques sur la santé. Somme toute, c’est l’accumulation de facteurs d’instabilité sociale qui peut influer sur la santé des communautés et, par extension, sur les pratiques médicales en vigueur.

Le dernier aspect que Brauman identifie est l’imprévisibilité. En effet, l’imprévisibilité marche souvent de pair avec une situation de conflit ou d’instabilité. Si la structure de la société est déjà quelque peu fragilisée, c’est parce que des événements assez graves et inattendus se sont produits pour en arriver là. De façon générale, il y a peu de moyens de bien prévoir l’avenir en situation d’instabilité, ce qui rend la remise sur pied du système de santé d’autant plus complexe. Dans le quotidien des équipes en affectation, l’imprévisibilité se fait aussi ressentir dans la mesure où il n’est jamais possible de savoir s’il sera nécessaire de se déplacer, ou si le matériel sera détruit ou endommagé, ou même s’il y en aura assez. Cette différence peut notamment s’illustrer avec le fait que les institutions de pays comme le Canada sont capables d’étudier les besoins de leur population et d’élaborer des plans d’action pouvant s’étendre sur des années pour répondre aux besoins par l’allocation des ressources, la construction d’institutions, etc. Toutes ces actions se basent sur l’idée implicite, mais essentielle, d’une certaine stabilité dans l’organisation globale de la société qui permet de prévoir ce qu’il y aura à faire à l’avenir, et ce qu’il faut faire dans le présent. En absence de cette stabilité, la pratique médicale est nécessairement perturbée. 

Les catastrophes naturelles font exception. En effet, dans le cas d’un séisme ou d’un ouragan, soit un événement ponctuel et isolé, la structure de la société n’est généralement pas grandement déstabilisée. Les professionnels de la santé locaux sont donc en mesure de prodiguer les soins nécessaires en grande partie, et le nombre d’individus déplacés reste minime en comparaison à un conflit qui s’étend sur une plus longue période (des mois, années, et parfois même des décennies). L’assistance humanitaire et les projets de médecine humanitaire y ont pour rôle d’appuyer les autorités locales de façon très ponctuelle et restreinte. Ce contraste avec la plupart des interventions humanitaires en contexte de conflit rend la distinction de ce cas importante. 

À noter que le statut des catastrophes naturelles risque de changer en raison des changements climatiques pour rejoindre les trois points cités précédemment, puisque de tels événements seront amenés à se produire plus souvent (2). Il est anticipé que l’intervention humanitaire joue un rôle de plus en plus important dans le soutien aux personnes sinistrées, passant possiblement d’un soutien ponctuel à un soutien de plus en plus récurrent. Particulièrement, si ces catastrophes touchent des régions où l’organisation sociale est déjà affaiblie, l’appui risque de devenir d’autant plus essentiel.

Des pratiques différentes

À cause des contextes aux différences marquées, la pratique de la médecine en soi est aussi différente. Dans un contexte où à peu près toutes les structures de la société et, par extension, du système de la santé ne tiennent plus et sont somme toute écroulées, différents champs de la médecine s’entrechoquent. La médecine que pratiquent les équipes en intervention dans ces contextes est un mélange de chirurgies, de traitement de blessés, de prévention et de gestion de la santé publique. En effet, les déplacements de masse et la sédentarisation temporaire dans des camps sont des phénomènes associés à un manque de ressources et de structures, et donc un fort risque d’insalubrité et de malnutrition. Ce genre de camps devient le foyer privilégié de la transmission d’infections. Des enjeux de santé publique pour ces regroupements deviennent très vite une priorité. La prévention entre en jeu dans la mesure où on veut rapidement acquérir les ressources nécessaires, dont de l’eau et des denrées, et réduire la densité populationnelle pour diminuer le plus possible la naissance et la propagation d’infections. Le traitement des personnes atteintes dans le cas d’infections rentre aussi en ligne de compte, en plus de la gestion des blessés, puisque ces situations se produisent souvent en situation de conflits, même armés.

Le cas des catastrophes naturelles se distingue encore puisque, d’une part, il est principalement question du traitement des blessés, et d’autre part, du fait qu’il y a toujours une présence des autorités locales et du système de santé. Dans un tel cas, l’intervention humanitaire sert d’appui aux autorités locales, sans pour autant prendre en main le système de santé.

Aborder la médecine humanitaire en contraste avec la médecine qu’on connait permet de mieux comprendre dans quels contextes elle s’inscrit. Ainsi, la médecine humanitaire que pratiquent les organismes comme Médecins Sans Frontières survient généralement dans des milieux de conflits, d’épidémies et de catastrophes naturelles, dans la mesure où les autorités locales et le système de la santé ne peuvent soutenir adéquatement les communautés. Il est souvent question d’un déplacement en masse des personnes touchées et d’une sédentarisation précaire dans des camps, ainsi que d’une prise en charge de blessés dus aux conflits. Ainsi, la gestion de la santé publique est un aspect clé de l’activité des équipes médicales.

De façon générale, les moyens octroyés à un projet de médecine humanitaire sont proportionnels aux besoins. Cependant, la ligne reste difficile à définir entre les situations nécessitant réellement une assistance humanitaire, et donc extérieure, et les situations où les autorités locales peuvent elles-mêmes gérer une crise. Le cas inverse peut aussi survenir, où les autorités refusent l’intervention humanitaire bien que les communautés pourraient en bénéficier. L’aspect politique n’est donc pas étranger à cette médecine, cet aspect n’étant qu’un seul parmi d’autres qui influent sur le déroulement des projets de médecine humanitaire au-delà de la dimension strictement médicale.

(1) Brauman R. La médecine humanitaire. 3 ed: PUF; 2018. 123 p.

(2) Agence France-Presse. 2022, l’été où l’hémisphère Nord a senti la violence du réchauffement climatique. Radio-Canada. 2022.