La chute de Roe v. Wade

La chute de Roe v. Wade

par Tian Ren Chu

Le 24 juin 2022. Alors que les célébrations de la Saint-Jean-Baptiste rassemblaient les Québécois partout à travers la province, des centaines d’Américains se sont réunis de leur côté devant la Cour suprême, dans la capitale de Washington, D.C. – certains pour célébrer, d’autres pour déplorer le jugement rendu public par la Cour le jour même : l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade, et donc la fin du droit constitutionnel à l’avortement aux États-Unis. Pour la première fois depuis 1973, le droit des femmes à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) n’était plus garanti par la Constitution fédérale; sa régulation retombait alors sous la gouvernance individuelle de chaque État.

Gayatri Malhotra | Unsplash

La fameuse affaire Roe v. Wade avait fait l’objet d’une décision historique de la Cour Suprême le 22 janvier 1973. Jusqu’alors, une interdiction complète de l’avortement était en vigueur dans 30 états. (1) 16 autres avaient également banni l’avortement à l’exception des cas de viol, inceste, ou lorsque la grossesse représentait un danger pour la santé de la mère. (1)

Jane Roe faisait office de pseudonyme pour Norma McCorvey, une jeune femme célibataire vivant à Dallas, au Texas. McCorvey provenait d’un milieu socio-économique défavorisé – elle travaillait comme serveuse et avait déjà donné naissance à deux enfants, tous deux ayant été confiés en adoption. (2) Lors de sa troisième grossesse en 1969, elle voulut se faire avorter, mais l’avortement non-thérapeutique était alors criminalisé dans l’État du Texas. (2)

Norma, avec l’aide de ses deux avocates, porta plainte contre son procureur de district Henry Wade, en objectant que les lois qui interdisaient l’avortement au Texas allaient à l’encontre de la Constitution américaine. Selon Roe, le quatorzième amendement de la Constitution, qui garantissait le droit fondamental à la vie privée, protégeait également le droit des femmes enceintes à l’avortement. (2) En d’autres mots, c’était aux femmes elles-mêmes de prendre cette décision dont l’impact sur leur vie personnelle serait énorme, et l’État n’avait pas à intervenir dans une affaire aussi privée. Le procès se rendit jusqu’à la Cour Suprême en 1973, où un vote magistral de 7 voix contre 2 donna ultimement raison à Roe. (3) Du coup, l’avortement se retrouvait désormais protégé en tant que droit fondamental dans tous les États, et toute loi visant à l’interdire serait considérée anticonstitutionnelle.

Évidemment, ce nouveau droit à l’IVG n’était tout de même pas absolu : le droit des femmes devait être contrebalancé avec le droit à la vie du fœtus. La Cour avait donc mis en place un cadre de régulation basé sur le trimestre de grossesse: durant le premier tiers, les femmes avaient un droit absolu à l’avortement, tant que la procédure était jugée sécuritaire pour la femme enceinte – ou du moins, qu’elle comportait moins de risques que de mener la grossesse à terme et d’accoucher. À partir du second trimestre, qui débute à la 15e semaine post-conception, l’avortement devient plus risqué pour la mère et les États pouvaient donc se permettre d’implémenter des restrictions dans le but de protéger la santé maternelle. Puis, dès le troisième trimestre, le fœtus pouvait désormais être maintenu en vie ex-vivo à l’aide des avancées médicales et technologiques disponibles en 1970; en conséquence, la Cour jugea que le droit à la vie de celui-ci prévalait sur le droit à l’autonomie et à la vie privée de la femme. Les États avaient donc le droit d’interdire l’avortement durant le 3e trimestre, sauf dans les cas où la grossesse menaçait la santé ou même la vie de la mère. (3) Ce cadre légal régissant le droit à l’avortement est resté en place jusqu’à tout récemment, quoique l’arrêt Roe v. Wade est demeuré l’un des plus controversés dans l’histoire américaine. (3)

 

Retournement récent

En 2018, l’État du Mississippi lança un projet de loi visant à interdire tout avortement à partir de la 15e semaine de grossesse. (4) Cette loi entrait clairement en conflit avec le précédent établi par la Cour en 1973 et a tout de suite été contestée par le Jackson Women’s Health Organization, soit la seule clinique au Mississippi qui offrait l’IVG. (3) En fait, les législateurs avaient prévu ce blocage et espéraient que le procès se rendrait éventuellement jusqu’à la Cour suprême où siégeait une majorité de juges conservateurs depuis le gouvernement de Trump. (5) Comme planifié, une fois en Cour, ce procès prépara le terrain pour un débat sur l’avortement qui est allé jusqu’à remettre en question les fondements du droit constitutionnel mis en place depuis Roe v. Wade. (3) C’est ainsi qu’en juin 2022, celle-ci vota 5 – 4 en faveur de l’annulation de Roe. À leur défense, les cinq juges conservateurs ayant voté en faveur de la révocation affirment que la décision de 1973 à l’égard de Roe v. Wade reposait sur un raisonnement faible et erroné et n’aurait jamais dû être adoptée. (4)

Il est à noter que le chef de la Cour John Roberts, lui-même un conservateur modéré, a voté à l’encontre de la majorité conservatrice. Quoique celui-ci soutenait la mise en place de davantage de restrictions au droit à l’avortement, il jugeait qu’annuler Roe constituait un pas trop drastique et précipité dans la direction opposée. (6)

 

Conséquences et répercussions

Au Canada et dans bien d’autres pays, cette décision de la Cour suprême fut dénoncée comme une régression incompréhensible et dévastatrice pour les droits et libertés des femmes. (7)

Cependant, aux États-Unis, la réponse du peuple semblait plus divisée. Selon un sondage récent réalisé par CBC News/YouGov, 59% de la population américaine serait en désaccord avec la révocation de Roe (ce chiffre était de 66% dans un sondage effectué en mai par CNN). (4)

Ce combat politique et idéologique pourrait être vu comme une opposition classique entre Républicains et Démocrates. En effet, les États conservateurs n’ont pas tardé à resserrer l’étau autour du droit à l’IVG. (8) À l’heure de mise sous presse, 17 états ont en vigueur une interdiction complète ou partielle de l’avortement – parfois sans même permettre d’exceptions pour les cas de viol ou d’inceste. (8) Dans l’État de l’Alabama, un des exemples les plus extrêmes, l’avortement est désormais entièrement illégal sauf dans les cas où la grossesse présenterait un danger sérieux pour la santé de la mère. (9)

Les États démocrates, au contraire, se sont précipités pour adopter des projets de lois visant à protéger le droit à l’IVG. (10) Certains gouvernements se sont même donné comme mission de faciliter et augmenter l’accès à l’avortement afin de pallier aux conséquences négatives; en effet, de nombreuses femmes désirant avorter devront désormais se rendre dans un autre État afin de pouvoir subir la procédure légalement – celles qui ne peuvent se permettre ce voyage se verront donc obligées de poursuivre leur grossesse contre leur gré. Les défenseurs du droit à l’avortement soulignent d’ailleurs que ces nouvelles restrictions risquent de pénaliser davantage les femmes de milieux socio-économiques plus faibles, la majorité étant d’ethnicité hispanique ou noire. (10) De plus, de nombreux Américains et Américaines craignent – non sans raison – que cette décision de la Cour suprême pourrait créer un précédent pour le renversement d’autres droits et libertés acquis après de longues luttes, tels le mariage homosexuel et l’usage de contraception. (10)

En revanche, une proportion non-négligeable de la population célèbre la révocation du droit à l’avortement comme un triomphe du caractère sacré de la vie. La majorité des partisans du mouvement « pro-vie » proviennent de familles chrétiennes et conservatrices, quoiqu’un nombre croissant de jeunes de milieux non religieux se joignent à ce mouvement. (11) Certaines des partisanes « pro-vie » travaillent même dans des cliniques de grossesse visant à soutenir des jeunes femmes vivant une grossesse non-planifiée, et se considèrent militantes pour une forme alternative de féminisme. (11) Une de ces partisanes explique d’ailleurs que l’annulation de Roe ne constitue pas une injustice envers les femmes, car le droit à l’avortement ne serait pas une condition essentielle à l’épanouissement des femmes dans leur vie personnelle et professionnelle. (11)

Maria Oswalt | Unsplash

 

Sources:

(1) “Abortion in the United States”, Wikipédia, 29 juillet 2022, [en ligne], [https://en.wikipedia.org].

(2) Joshua Prager, “Seeing Norma: The Conflicted Life of the Woman at the Center of Roe V. Wade”, The New York Times, 2 juillet 2022.

(3) “Roe v. Wade”, Wikipédia, [en ligne], [https://en.wikipedia.org].

(4) Ariane de Vogue et al., “Supreme Court Overturns Roe v. Wade”, CNN, 24 juin 2022.

(5) Encyclopaedia Britannica, “Roe v. Wade”, 24 juin 2022, [en ligne], [https://www.britannica.com].

(6) Adam Liptak, “June 24, 2022: The Day Chief Justice Roberts Lost His Court”, The New York Times, 24 juin 2022.

(7) John Paul Tasker, “Trudeau Calls U.S. Court Decision Overturning Roe v. Wade ‘Horrific’”, CBC/Radio Canada, 24 juin 2022.

(8) Caroline Kitchener et al., “Abortion Is Now Banned in These States. See Where Laws Have Changed”, The Washington Post, 2 août 2022.

(9) “Abortion in Alabama”, Wikipédia, 27 juillet 2022, [en ligne], [https://en.wikipedia.org].

(10) Agence France-Presse, « La Cour Suprême des États-Unis révoque le droit à l’avortement », Le Journal de Montréal, 24 juin 2022.

(11) Ruth Graham, “The pro-Life Generation: Young Women Fight against Abortion Rights”, The New York Times, 3 juillet 2022.