Splendeurs et misères de l'abstention
par Abderraouf Salhi
L’abstention est un sujet de prédilection dans la presse à l’approche d’une élection, comme en témoignent les nombreux dossiers et articles que l’on peut trouver sur le sujet. Le plus souvent, l’angle d’approche est celui de la menace démocratique, de la société en crise, de la perte de confiance : en somme, l’abstention aux élections est un phénomène à déplorer dont les conséquences seraient terribles. Pourtant, l’histoire de cet « outil démocratique » nous raconte une autre réalité.
Les élections législatives n’ont pas toujours constitué le cœur de l’exercice politique des sociétés occidentales. Au contraire, pour la majorité de son histoire moderne, l’Europe a été sous le joug d’empires et de monarchies dans lesquels la voix du peuple était ignorée, lorsque la répression politique ne menait pas tout simplement à l’exécution ou l’exil. Ce n’est qu’au XVIIe siècle qu’apparaissent en Angleterre les premières institutions permettant de contrôler les pouvoirs du Roi par des contre-pouvoirs, mais il ne s’agit alors que de restaurer un équilibre politique et économique entre la Couronne et la noblesse anglaise dans la structure féodale. Le siècle suivant verra naître le constitutionnalisme aux États-Unis en continuité directe du modèle britannique, le Roi en moins. Il faudra moins d’un siècle de plus pour que le Canada emboîte le pas à cette tradition.
Comme en atteste le préambule de l’Acte d’Amérique du Nord britannique de 1867 (notre Constitution), notre droit et nos institutions reposent sur les « mêmes principes que [ceux] du Royaume-Uni ». L’Acte, voté par Londres pour sa colonie, structure les institutions parlementaires du Canada et de ses provinces en Chambre haute (Sénat) et Chambre basse (Communes) et définit les qualités pour y siéger. Dans cette structure, la Chambre des communes présente et adopte des lois débattues, qui sont ensuite transmises au Sénat pour être réexaminées et votées pour l’adoption définitive de la loi. Les sièges des députés à la Chambre des Communes sont répartis selon la proportion de la population de chaque province au sein de la fédération, tandis que les sièges des sénateurs sont en nombre égaux pour représenter chacune d’entre elles. Ce modèle à deux étages vise, en théorie, à assurer la représentation équitable de toutes les provinces dans l’adoption des lois; dans les faits, il s’agit surtout d’un processus de contrôle pour assurer les intérêts de la noblesse ou de la classe dirigeante de l’époque. Il n’est ainsi pas innocent de retrouver parmi les critères pour devenir sénateur le fait d’être propriétaire et riche (1) : la distinction de classe, de genre et de race est essentielle dans le modèle parlementaire.
En effet, il est trop souvent oublié ou omis que les rédacteurs des textes fondateurs de nos régimes politiques étaient des hommes ayant des intérêts à défendre. John A. MacDonald, George-Étienne Cartier ou Hector-Louis Langevin ne sont pas des fictions juridiques. Ce furent des colons, des magistrats et des hommes d’affaires avec une vision du monde qui teinta lourdement leur rédaction des lois et des règles politiques. En soi, leurs portraits ne diffèrent pas tellement de ceux des pères de la Constitution étatsunienne, dont la plupart étaient des marchands et esclavagistes contrariés par les politiques impériales britanniques - rappelons que Georges W. Washington était l’homme le plus riche des Treize colonies au moment de sa prise de pouvoir. Ces hommes européens avaient en commun, en plus de leurs intérêts personnels, une conception aristocratique de la politique et manifestaient une répugnance assumée envers la « démocratie ». Paradoxalement, le terme « démocratie » est inexistant dans les textes fondateurs des pays qui s’en revendiquent les garants, tels que les États-Unis, la France et le Canada.
Des assemblées générales aux assemblées nationales
La démocratie (du grec demos-kratos, pouvoir du peuple), dans sa définition classique, réfère au modèle de gouvernement d’Athènes. C’est un modèle de décision politique fondé non pas sur l’élection, mais le vote. À Athènes, les citoyens se réunissaient dans l’Agora pour voter directement les lois, les impôts, la nomination des magistrats ou les déclarations de guerre. Il est estimé qu’il y avait environ 30 000 citoyens à Athènes qui composaient le demos (le peuple), parmi lesquels environ 6 000 pouvaient être accueillis au sein de l’Agora, soit environ 10%. La démocratie prenait alors un sens direct et la participation dans les affaires publiques était un devoir civique exercé au quotidien. Toutefois, sous l’influence de Platon, le modèle démocratique a été perçu dans la tradition occidentale comme dévoyé et vicieux, permettant à des hommes vils de faire prévaloir l’ignorance sur la raison et insistant sur l’incapacité des citoyens de connaître leur propre intérêt.
Selon les travaux du professeur de sciences politiques Francis Dupuis-Déri, cette connotation péjorative du modèle démocratique est demeurée de l’Antiquité jusqu’au début du XIXe siècle (2). On retrouve ainsi dans les écrits politiques de penseurs comme Montesquieu, John Adams ou Jefferson un dédain marqué pour les mouvements politiques de masse animés par des populations sans l’intervention d’une certaine élite. En réalité, les hommes de cette époque pensent en termes aristocratiques. Ils reconnaissent une inégalité naturelle entre les individus et soutiennent que cette inégalité justifie la concentration du pouvoir dans les mains d’une minorité : bien entendu, les partisans d’une telle vision ont généralement tendance à se percevoir comme appartenant au sommet de la hiérarchie sociale.
La structuration des organes de gouvernements en assemblées représentatives ne découle pas d’une volonté d’intégrer le peuple à la vie politique, mais bien plutôt de l’en éloigner. Les pères fondateurs étatsuniens n’étaient toutefois pas des hypocrites, ils ne parlaient jamais de démocratie mais bien de République (du latin res-publica, chose publique). Ce modèle d’organisation politique domine la pensée politique du XVIIIe siècle et perdure jusqu’à nos jours. Dans sa forme moderne, la république vise à équilibrer les trois ordres de pouvoirs que sont la monarchie, l’aristocratie et la démocratie et à séparer ce qui est reconnu comme les trois pouvoirs, soit l’exécutif, le judiciaire et le législatif. En théorie, dans le modèle canadien, nous retrouvons ces figures dans le Gouverneur-général, le Sénat et la Chambre des communes, représentant respectivement la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. Cette préférence pour un modèle mixte est un héritage des Romains, qui ne cachaient pas leur mépris pour les classes populaires et avaient pensé ce modèle dans l’optique de pouvoir contrôler la démocratie, le peuple.
Face à ce rejet continuel du pouvoir populaire, la question émerge à savoir d’où vient donc ce glissement sémantique entre « République » et « Démocratie » ? Son origine se trouve dans l’œil de la tempête : une élection présidentielle. En 1824, Jackson, alors candidat sous une bannière de républicain, perd ses élections. Il revient quatre ans plus tard à la tête du Parti républicain en se présentant comme démocrate et gagne. Les années suivantes voient une explosion de l’usage de l’étiquette « démocrate ». En 1840, le Parti républicain devient officiellement le Parti démocrate à sa convention nationale. Pour gagner l’élection présidentielle de 1828, Jackson se présentait sous la bannière du champion du « vrai peuple » et l’ennemi de « l’aristocratie financière » (3). Sortez les trompettes…
La démocratie, une vieille affaire
Le système électoral s’est donc construit sur le rejet et la distance d’avec le modèle classique de la démocratie. La visée de notre modèle n’a donc jamais été de conduire au pouvoir les classes populaires ou ouvrières. Par sa vision aristocratique et hiérarchique de la société, le système électoral vise à reconduire une même élite intellectuelle et économique au sein des institutions. Cette visée se voit confirmée lorsqu’on observe la composition des métiers à l’Assemblée nationale : les avocats, médecins, entrepreneurs et comptables composent historiquement la majorité des députés et du cabinet des ministres. Certains y voient une simple nécessité pour la bonne conduite des affaires d’État, mais c’est surtout une manière efficace de maintenir la bonne conduite des affaires privées, qui n’ont cesse de s’améliorer au détriment des intérêts des classes populaires, autant sous le gouvernement Legault que sous ses prédécesseurs. (4).
Selon Thomas Frank, si le fait de parler « d’élite intellectuelle et économique » résonne avec des tendances réactionnaires ou complotistes, c’est parce que ces mêmes tendances se réapproprient allègrement le vocabulaire de la « guerre des classes » pour trouver appui dans leur base politique (5). Dans cette mouture, les classes se distinguent par leurs valeurs et leur culture plus que par leur appartenance à un groupe économique : ceux qui apprécient les films couronnés à Cannes sont des « snobs » et ceux qui peuvent apprécier une bière en regardant les Canadiens sont les vrais représentants du peuple. Rappelons que le premier président « démocrate » des États-Unis a usé de la même stratégie pour gagner. Il s’agit donc d’une tactique vue et revue, elle a simplement changé de camp. Nous la retrouvons forcément au Québec avec François Legault – dont le patrimoine s’élevait à près de 10 millions de dollars en 2014 – qui déclarait récemment lors de son entrevue à Radio-Canada que « à part quelques intellectuels, le changement de mode de scrutin, ça intéresse pas les Québécois »; une dénonciation des élites dont il a l’habitude (6).
Par ailleurs, quand bien même un parti serait réellement aligné avec les intérêts de son électorat ou souhaiterait l’investir de pouvoirs décisionnels plus conséquents, la structure de la loi constitutionnelle canadienne le rattraperait. En effet, en cohérence avec l’esprit du parlementarisme, le Conseil privé de Londres – l’ancêtre de la Cour suprême du Canada - a jugé dans l’arrêt In re Referendum Act de 1916 qu’une assemblée constituante provinciale ne peut pas déléguer son pouvoir de création législative à un organe nouvellement créé, car cela serait contraire à la souveraineté parlementaire. En bref, il est anticonstitutionnel au Canada de faire rédiger des lois par référendums; ces derniers ne peuvent être que consultatifs.
Porter un parti à l’Assemblée revient en définitive à accorder un blanc-seing, pour quatre ans, à ses membres. Face à cette réalité, la hausse des taux d’abstention à chaque élection ne doit pas être lue comme un phénomène de passage, mais bien comme une conséquence structurelle du modèle parlementaire. De plus, les partisans de l’abstention sont souvent mieux armés que leurs opposants pour justifier leur rejet des élections. Les appels au devoir civique, à la lutte historique pour le droit de vote ou encore les appels aux fantaisies du « si les jeunes allaient tous voter » paraissent comme des arguments faibles ou frontalement fourbes pour convaincre d’aller voter (7). Ces approches ratent leur cible en ne reconnaissant pas à sa source même le caractère anti-démocratique de l’élection et son rôle dans le contrôle de l’ordre public. Ironiquement, beaucoup d’importance est accordée à l’éducation politique des jeunes ou à un désintéressement des enjeux publics (8). Pourtant, l’usage des réseaux sociaux et les mouvements massifs pour le climat ou l’antiracisme nous démontrent plutôt un intérêt réel et marqué pour la politique (9). L’abstention aux élections apparaît alors plutôt comme un désintérêt politique du mécanisme électoral; un refus de participer à ce qui est perçu comme un modèle illégitime de représentation et de gouvernance.
Je m’abstiens, donc je vote
Le contexte dans lequel nous baignons, en raison de l’émergence de discours conservateurs et libertariens de plus en plus décomplexés, risque de convaincre encore davantage de citoyens et citoyennes de ne pas participer au manège électoral. Cette attitude se comprend par la volonté de ne pas participer à valider la victoire d’un gouvernement sous couvert du « jeu démocratique. » Encore aujourd’hui, l’élection est avant tout un outil de légitimation du pouvoir en place et sert à couvrir les socles réels de ce pouvoir que sont les institutions coercitives comme la police ou la magistrature. Reconnaître cette réalité est essentiel dans le courant des affaires politiques, car ce qui déterminera la portée d’une lutte sociale n’est pas l’élection qui la suit ou la précède, mais le degré de répression qui sera déployée contre elle. En ce sens, il y a une limite à décommander entièrement l’élection à la manière de certains abstentionnistes.
Tout d’abord, notons que l’abstention est en soit inopérante et sans effet. La légitimation politique des gouvernants ne dépend pas en vérité du taux de participation aux élections. La moitié des maires et mairesses du Québec sont élus sans opposition et l’autre moitié jouit d’une popularité et d’un taux de satisfaction marqués malgré une participation qui dépasse rarement les 30% en dehors de Montréal et Québec (10). Ainsi, il n’y a pas de corrélation entre la légitimité perçue des gouvernants et le taux de participation aux élections.
Ensuite, il est important de souligner que l’abstention politique est bien souvent une solution facile pour ceux et celles qui sont aisés. En effet, elle n’engage à rien et les conséquences réelles de celle-ci sur la vie quotidienne sont pratiquement inexistantes. En effet, les conditions de vie et d’exercice professionnel de la plupart des abstentionnistes politiques, dont plusieurs se retrouvent dans les facultés de médecine et de droit ou encore à Polytechnique, ne sont pratiquement jamais affectés par les changements de gouvernements. Au contraire, les dernières décennies ont plutôt vu une amélioration de leurs conditions de vie. Le combat politique pour la refonte ou le rejet du système électoral n’en perd pas moins sa valeur et sa légitimité, seulement il paraît contre-productif de ne pas user de tous les outils à disposition pour améliorer notre modèle de gouvernance.
Enfin, bien que l’élection législative ne soit qu’une mesure parmi d’autres pour mener une lutte ou un mouvement politique, son importance n’est toutefois pas inexistante, puisqu’elle assurera en partie les conditions d’exercice et d’existence de ces mouvements. Par exemple, lors de discrimination politique dans le cadre des arrestations de masses de manifestants, il est historiquement avéré qu’un gouvernement de gauche sera plus ouvert aux revendications ouvrières et étudiantes. À l’inverse, la répression violente d’épisodes comme le Printemps érable par le gouvernement Charest en 2012 (11) est plutôt l’apanage des gouvernements de droite.
La démocratie se vit en communauté lors de rassemblements d’agents politiques qui tiennent à déterminer ensemble la direction que prendra leur société ou de leur groupe. Elle se vit tout d’abord dans les salles de classes, dans les couloirs d’hôpitaux, dans la rue. L’élection, elle, a sa place au plus bas de l’échelle des outils politiques, mais elle n’en demeure pas moins un outil. Il sera toujours plus facile de crier au feu dans une salle de concert de rock atmosphérique que dans un club sur le boulevard Saint-Laurent.
Illustration par Florence Séguin
Sources:
(1) Voir l’art. 23 de l’Acte d’Amérique du nord britannique de 1867
(2) Francis Dupuis-Déri, Démocratie : Histoire politique d’un mot, Lux, Montréal, 2013.
(3) Id.
(4) Radio-Canada, « La hausse du salaire minimum au Québec est jugée « insuffisante » et « non viable » », 1 mai 2022, voir ausssi Émilie Nicholas, « La faute à l’inflation », Le Devoir, 18 août 2022.
(5) Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite ?, Agone, Marseille, 2013.
(6) Alexandre Sirois, « Gare aux Montréalais et aux intellectuels, vraiment ? », La Presse, 7 septembre 2022, voir aussi Jean-Marc Salvet, « Legault dénonce l’« élite » québécoise », Le Soleil, 9 novembre 2016.
(7) Victor Depois, « Le privilège de choisir », Le Délit, 15 novembre 2016.
(8) Isabelle Paré, « L’abstention, deux points de vue », Le Devoir, 22 septembre 2018.
(9) Voir l’article « L’optimisme démesuré », pages 10-11.
(10) La Presse Canadienne, « Plus de la moitié des maires élus sans opposition au Québec », 2 octobre 2021.
(11) David Santerre, « Manifestation contre la brutalité policière: un prof critique la police », La Presse, 15 mars 2012.