Tous les chemins mènent à Roxham
par Abderraouf Salhi
La récente fermeture du chemin Roxham a été la source d’un vif débat ces dernières semaines sur la place de l’immigration au Québec et sur la nécessité de maintenir des valeurs humanistes et d’ouverture avec les « migrants ». Pour une partie de la gauche, les enjeux soulevés par les mouvements de population concernent le type de traitement à accorder à des personnes qui arrivent à nos frontières, en respect des obligations internationales du Canada. Pour les conservateurs, l’angle d’approche est surtout celui du droit national à contrôler ses frontières et au rejet assumé d’obligations internationales et des protections de la personne (1). Dans cette optique, des personnes venant au Québec de manière dite illégale devraient être renvoyées dans leur pays d’origine ou, si on se veut plus créatif, envoyées dans des bus express à Ottawa. (2)
Une vague qui emporte tout
Ce débat s’est inscrit dans un contexte où les discours sur l’immigration se rapportent souvent au lexique de la disparition, de la mise en danger. Le premier ministre François Legault a déclaré par exemple qu’accepter les seuils d’immigration proposés par le gouvernement fédéral serait du « suicide pour le français ». (3) En septembre 2022, le chef de l’État québécois était encore épinglé par les médias pour avoir insinué qu’il existerait un lien entre violence et immigration en réponse aux plus récents objectifs fédéraux d’accueillir près de 450 000 nouveaux arrivants par année. (4) Plus grave encore, durant la campagne électorale provinciale de 2022, l’ancien ministre de l’Immigration en fonction, M. Jean Boulet, avait déclaré que « 80 % des immigrants s'en vont à Montréal, ne travaillent pas, ne parlent pas français ou n'adhèrent pas aux valeurs de la société québécoise », propos pour lesquels il a perdu son poste de ministre, tout en demeurant au sein de la Coalition Avenir Québec (CAQ). (5) Encore récemment, le chef du Parti québécois, Paul St-Pierre Plamondon, a fait le lien entre l’immigration et la montée des idées racistes au sein du pays, comme si les personnes racisées étaient responsables des discriminations à leur égard. (6)
À première vue, ces propos peuvent paraître comme de simples erreurs de langage, conséquence d’une communication maladroite. Néanmoins, ces déclarations s’inscrivent dans un continuum d’idées, campées à droite, qui perçoit l’immigration comme une menace pour la société d’accueil.
Tout ce qui monte finit par descendre
Afin de bien comprendre l’essence et le fond de ce discours anti-immigration, il est pertinent de revenir sur les publications d’ouvrages de fiction mettant en scène la disparition de l’Occident. (7) Ces romans, principalement publiés en France, sont généralement écrits par des Européens ayant eu une certaine expérience des colonies nord-africaines dans lesquelles ils puisent l’inspiration pour leurs récits apocalyptiques. En 1973 paraît un roman qui connaîtra un succès colossal en librairie et dont l’influence ne peut être réduite. Ce roman est écrit par un ethnologue et « aventurier » français et va fonder la base d’une nouvelle peur et obsession parmi les conservateurs en Occident. Il a notamment eu un regain de notoriété il y a quelques années lorsqu’il a été révélé que Steve Bannon, le chef de campagne de Donald Trump, était un admirateur du livre et de son auteur. Il est malheureusement peu connu au Québec malgré son importance et sa résonance dans le discours politique francophone. Ce livre, c’est Le Camp des Saints de Jean Raspail.
Pour résumer, Le Camp des Saints (Robbert Laffont) raconte comment, du jour au lendemain, des millions d’Indiens débarquent en bateaux sur la Côte d’Azur et viennent bouleverser les codes et coutumes locales. Des patriotes français se regroupent alors dans un camp pour « résister » à ce qui est décrit comme une invasion. Ce qui est intéressant ici, ce sont deux choses : d’abord la description que Raspail fera de ces populations indiennes, puis la manière dont celui-ci va décrire la réaction de la société française face à celles-ci et les jugements de valeurs qu’il va émettre par le fait même.
Premier élément frappant, c’est la violence avec laquelle Raspail décrit les Indiens. L’auteur utilise des descriptifs tels que: « pétrisseurs de merde », « armée en haillon de l’Antéchrist », « colonie de microbe », « coprophages », et autres descriptions appartenant aux registres fécaux et microbactériens. Raspail présente ces « migrants » comme une masse envahissante qui ne mérite aucune compassion. Il les associe aussi aux non-Blancs habitant déjà en Europe puisqu’il décrit comment ces derniers, à mesure que les navires indiens approchent des côtes, commencent à assassiner leurs patrons blancs et à se révolter, comme s’ils étaient tous liés d’une même haine envers l’Occident. Second élément important, c’est la présence de ce qui est appelé une « cinquième colonne », soit des collaborateurs cachés qui appuieraient secrètement le projet de l'ennemi. Ici, il s’agit des politiciens, des ONGs et des valeurs humanistes, les défenseurs des droits de la personne. Ceux-ci seraient partisans de la destruction de leur « patrie charnelle » et donc des traîtres à éliminer.
Le titre de son roman prend alors tout son sens, car il réfère à ceux qui décident de « résister » et qui n’hésitent pas à tuer et génocider les migrants envahisseurs. C’est d’ailleurs ce qui explique son succès, puisqu’il est régulièrement cité par des militants d’extrême-droite comme un roman d’anticipation qui sert à éveiller les consciences. Pour ces derniers, Raspail est un véritable visionnaire et un héros. Il n’est alors pas étonnant que Marine Le Pen, cheffe du parti d’extrême-droite Rassemblement national en France, ait appelé à « lire et relire » Le Camp des Saints. Même à droite, Raspail est considéré comme une figure littéraire importante et il a reçu de nombreux prix pour ses ouvrages, dont le Grand prix de littérature de l’Académie française en 2003…
D’autres romans dystopiques du même genre seront publiés en France dans les décennies suivantes. Nous pouvons citer 2004 : Tous musulmans de Jean-Pierre Hollender, ancien colon d’Algérie, paru en 1988. Le livre est composé comme un recueil d’articles de journaux de l’année 2004 détaillant la vie sous la République islamique des Gaules. Plus notoire, Soumission (Flammarion, 2015) de Michel Houellebecq qui s’inspire assez librement du roman de Hollender pour postuler une France dans laquelle un Parti islamique accède au pouvoir et impose la charia.
En plus des fictions, des essais paraissent aussi pour soutenir ce fantasme. Un des plus importants publié dans les années 2000 est Le Grand Remplacement (David Reinharc, 2011) de Renaud Camus. Dans celui-ci, l’auteur tente de faire une démonstration statistique du remplacement de la population française « native » par une population « extra-européenne » originaire d’Afrique et du Moyen-Orient. Il y expose un « génocide par substitution » et une « conquête par les ventres ». L’expérience de la décolonisation de l’Algérie teinte le discours de Camus, qui voit par exemple dans l’immigration nord-africaine une « colonisation inversée. » Par ailleurs, celui-ci reprend des épisodes historiques comme la bataille de Poitiers ou la Reconquista comme marqueurs d’une guerre de plusieurs siècles entre les civilisations chrétienne et musulmane. Encore une fois, la gauche ferait figure de cinquième colonne et appuierait secrètement ce projet dans une tentative de racheter le passé colonial.
Le déclin de l'empire... québécois ?
Ce postulat catastrophique d’une disparition imminente de l’Occident suite à l’invasion par des « masses » provenant du tiers-monde continue de se manifester plus ou moins ouvertement chez des auteurs déclinistes. (8) À travers des livres comme Le suicide français (Albin Michel, 2014) d’Éric Zemmour ou L’identité malheureuse d’Alain Finkielkraut, le thème du déclin de la société française ou occidentale est récurrent, mais la cause en varie. Pour Finkielkraut, c’est l’arrivée importante de musulmans en France depuis les années 1960 qui causerait une escalade des conflits et la perdition de l’identité nationale. Chez Zemmour, la France aurait renoncé à elle-même et sa grandeur d’antan en étant de plus en plus corrompue par les mouvements féministes, LGBT ou antiracistes. Il parle aussi des musulmans comme d’un « peuple dans le peuple » qui ne saurait s’intégrer à la société française ou, pis encore, souhaiterait la renverser pour y imposer son mode de vie.
À noter que ces écrits jouissent d’une diffusion médiatique et d’une distribution massive en France et au Québec. Zemmour et Finkielkraut sont des personnalités publiques très suivies et connues en France, ayant chacun eu leur propre émission dans des chaînes de télévision publiques et privées à larges audiences. Par exemple, le livre de Zemmour s’est vendu à plus de 500 000 exemplaires depuis sa parution. Leur influence est donc bien réelle et il serait hâtif de ne pas s’attarder sur leurs idées et de les reléguer à des extrêmes sans importance.
Ces discours sont omniprésents dans les sphères politiques étasuniennes et françaises, les deux principales sources d’influence au Québec. L’exemple le plus parlant de cette vision du monde est Mathieu Bock-Côté, sociologue et chroniqueur pour le Journal de Montréal. En effet, ce dernier n’hésite pas à vociférer contre l’immigration dans ses chroniques, allant jusqu’à comparer les demandeurs d’asile passant par le chemin Roxham à « des masses humaines [qui] se mettent en mouvement vers l’Occident. » (9) Il se retrouve aussi régulièrement en France aux côtés d’Éric Zemmour, aujourd’hui chef du second parti d’extrême-droite français, condamné à de multiples reprises pour ses incitations à la haine et qui est un fervent défenseur de théories complotistes comme le Grand remplacement mentionné plus haut. Bock-Côté est aussi un grand lecteur d’Alain Finkielkraut qu’il cite largement dans ses ouvrages. Il n’étonnera donc personne que Bock-Côté parle des phénomènes d’immigration massive qui auraient lieu en France ou dans le sud des États-Unis lors de son passage en 2019 sur les ondes d’Éric Duhaime, devenu depuis chef du Parti conservateur du Québec. (10)
Les adhérents à ce type de discours défendent leurs propos en insistant sur le « droit d’en parler ». Paul St-Pierre Plamondon a récemment invoqué ledit droit après avoir maladroitement invoqué un lien entre la montée du racisme et de l’extrême-droite avec la hausse de l’immigration. La pénétration de ces discours anti-immigration se font aussi remarquer chez les plus hautes instances de l’État québécois. Par exemple, François Legault semble clairement apprécier les écrits et les pensées du chroniqueur et polémiste Mathieu Bock-Côté. En 2020, il recommandait son essai L’empire du politiquement correct (CERF, 2019) sur sa page Facebook (11), et plus récemment, il a directement cité sa chronique dans le Journal de Montréal sur la nécessité de protéger l’identité catholique du Québec. (12) Est-ce à dire que M. Legault est d’extrême-droite ? Certainement pas. Néanmoins, il est essentiel d’avoir à l’esprit que ces poussées identitaires chez le chef de l’État trouvent leur origine dans des visions du monde à proprement parler dangereuses et déformées par la peur de l’autre.
La fermeture du chemin Roxham n’est en bout de ligne qu’une autre manifestation de la pénétration des idées anti-immigration au Québec. Rappelons que cette décision met aujourd’hui à risque des milliers de personnes voulant venir au Canada et qui trouveront d’autres chemins beaucoup plus hasardeux et risqués pour tenter d’entrer au pays. Rappelons aussi que les gouvernements passés se sont graduellement alimentés des discours déclinistes sur la langue française, sur l’identité ou encore sur la souveraineté pour convaincre et justifier des lois discriminatoires. Enfin, l’actualité internationale nous rappelle bien que les mécanismes d’exclusion vont toujours des plus faibles au plus forts. Les moyens utilisés aujourd’hui pour contrôler des migrants ou des minorités sont souvent l’avant-goût d’un contrôle étatique à de plus larges échelles.
Image de couverture : illustration par Jacques Tardi
Références :
(1) Mathieu Bock-Côté, « Les nouveaux curés qui regrettent le chemin Roxham », Le Journal de Montréal, 29 mars 2023
(2) Jason Paré, « Chemin Roxham: controverse autour des propos de Lisée », Journal Métro, 25 janvier 2023.
(3) Valérie Boisclair, « Il serait « suicidaire » d’accueillir plus de 50 000 immigrants par an, affirme Legault », Radio-Canada, 28 septembre 2022.
(4) Joëlle Girard, « Immigration et violence : François Legault se dit « désolé » pour la « confusion », Radio-Canada, 7 septembre 2022.
(5) Henri Oulette-Vézina et Tommy Chouinard, « Boulet s’est « disqualifié, affirme Legault », La Presse, 28 septembre 2022.
(6) François Carabin, « Le modèle d’immigration québécois pourrait contribuer à la « montée des extrêmes », dit le PQ », Le Devoir, 25 janvier 2023.
(7) Zia-Ebrahimi, R. Antisémitisme et islamophobie : une histoire croisée, Éditions Amsterdam, 2021, 206 p.
(8) Roy, A. (2017). « Le délire collectif des déclinistes français : Finkielkraut, Zemmour, Houellebecq et Onfray ». L'Inconvénient, (69), 31–38.
(9) Mathieu Bock-Côté, « Renommons le chemin Roxham le chemin Trudeau », Le Journal de Montréal, 13 janvier 2023.
(10) Le retour d’Éric Duhaime, « La question de l’immigration massive » avec Mathieu Bock-Côté, CJMF-FM 93, 9 janvier 2019.
(11) Chantal Guy, « Legault lit », La Presse, 29 novembre 2020.
(12) Marie-Ève Martel, « Un gazouillis de Legault sème la controverse », La Presse canadienne, 10 avril 2023.