Les clémentines

par Christina Fayad

Le début de ce texte a été écrit quelques heures après l’explosion de Beyrouth, le 4 août 2020.

Encore pertinent aujourd’hui. 

Et maintenant, on va où?

Le doux chaos des ruelles et des jardins cachés qui sentent le jasmin et la clémentine. Les odeurs feutrées des antiquaires, le chemin que l’on connaît par cœur entre les maisons de l’avant-temps qui tiennent par miracle, l’éternel soleil doré et la poussière qui retombe. La Beyrouth qui se découvre à pied, gracieuse dans ses vestiges d’un temps qu’on n’a jamais connu et qu’on a connu quand même, n’est plus.

L’impuissance de voir des maisons d’enfance éventrées, et de se demander si, malgré tous les deuils et les adieux qui nous ont forgés, toutes les fois que l'on y laisse une partie de nous de plus, dans l'avion à sept heures du matin, on s’est assez rempli de cette beauté, pendant qu’on l’avait encore. Si l’inspiration qu’on a prise, avant de fermer les yeux et de plonger, était assez profonde. Si les couleurs seront assez vives dans notre esprit, tout le long de cette chute.

Où aller quand, en parallèle, notre monde s’écroule et notre monde va bien?

Où aller quand ce qui nous unit est à son plus fort dans la douleur qu’on partage?

Où aller quand, entre les chaos réel et virtuel du choc, de la consternation, de la rage et de la reconstruction, on a l’impression que le monde entier a vécu les sept étapes du deuil en vingt-quatre heures, que c’est nous que l’on doit tirer d’en-dessous des décombres?

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L’explosion / swipe /  le meeting de 11 am / swipe / au statut d’équipe on revoit l’échéancier /swipe/ mais non la Russie ne va jamais attaquer / swipe / le nouveau restaurant tendance / swipe / le cours de l’après-midi / swipe / la pandémie / swipe / je ne verrai peut-être plus jamais ma famille / swipe / réussir son examen des nerfs crâniens / swipe / 15 choses à faire ce soir à Montréal / swipe / il y avait une ville ici et maintenant il n’y a rien / 


Entre des dizaines de réalités parallèles qui font chacune partie de la nôtre, des mondes tombent et des mondes fleurissent, everything everywhere at once je ne sens plus rien.

Et maintenant, on va où? Où sont nos repères?

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Ce texte est un hommage aux mondes, personnes et moments qui ont existé et qui sont encore vifs dans nos mémoires sous la lumière dorée d’un après-midi.

Ils n’existent peut-être plus aujourd’hui ou n’existeront plus demain. Notre réalité n’est plus fragile, elle est rendue tout simplement imprévisible. Éthérée. Presque impossible.

Mais nous sommes encore ici aujourd’hui.

Et il suffit de trouver un seul point commun avec la personne d’à côté, pour réaliser que ce monde que l'on porte en nous, on peut le partager.

Et qu’en le partageant, il se multiplie.

Nous ne savons pas ce qui nous attend demain, mais nous avons, aujourd’hui, le pouvoir de faire quelque chose qui rendra la vie de quelqu’un plus douce. 

Nous ne pouvons pas changer le monde à nous seuls mais nous pouvons savoir que tous les jours, nous choisissons de faire the right thing.

Je nous souhaite de pouvoir jeter l’ancre et de laisser les vagues nous submerger, nous étreindre et nous relâcher doucement. D’être le roseau qui plie et laisse passer la tempête. Ancrés par nos racines. Nos valeurs. Notre core.  

Je nous souhaite de prendre une grande respiration et plonger dans ces réalités multiples. Les accepter. Les laisser nous effleurer ou nous transformer. En laisser glisser quelques-unes, qui ne nous atteindront jamais.

Je nous souhaite de sortir de l’eau et goûter le printemps en mordant dans une clémentine sous le soleil doré.

Car après tout, il y aura toujours un printemps.

Crédits d’image : dessin par Christina Fayad