Métaphores médicales : analyse littéraire de la clinique

Métaphores médicales : analyse littéraire de la clinique

Chronique 5 : Quel roi pour les organes nobles?

par Frédéric Tremblay


De la littérature à la médecine, il y a un monde. Et pourtant…? S’il peut sembler n’y avoir aucun lien entre le méthodique exercice clinique et la création artistique spontanée, il n’en reste pas moins que la médecine est une affaire de mots. À ce titre la thérapie se rapproche parfois de l’écriture, comme l’écriture s’entremêle toujours avec la thérapie. Les mots de la médecine ont leur raison que la raison ne connait pas. Cette chronique est une invitation à revenir sur certains d’entre eux avec un regard neuf, humoristique et léger, que permet difficilement la vitesse de l’étude et de la pratique médicales. Qui sait? Avec un peu de chance, je réussirai peut-être à vous convaincre que, de la littérature à la médecine… il n’y a qu’un pas.


Il faudrait probablement une exhaustive revue de la littérature scientifique des deux derniers millénaires pour savoir sous quelle plume a émergé cette expression d’« organe noble ». Il y a là-dessous quelque chose comme un mystère alchimique qui sent son Moyen Âge... Et donc on comprendra que ce n’est pas par la piste historique que j’approcherai le problème, n’ayant pas le temps de le faire et n’en voyant pas nécessairement la valeur ajoutée. Ce que je préférerais vous soumettre, à propos de ce concept comme de ceux que j’ai explorés dans les chroniques précédentes, c’est plutôt une réflexion de style libre pour vous le faire remettre en question – pour mieux vous distancier d’automatismes quotidiens trop rarement déconstruits.

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Ceux qui ont déjà entendu parler, ou déjà parlé eux-mêmes, d’« organes nobles », savent qu’on désigne par là le cœur et le cerveau. Les autres seront, je l’espère, heureux de l’apprendre. Mais qu’est-ce que la noblesse pour un organe? Ce ne peut pas être l’irrigation par un sang différent, un sang bleu comme celui des lignées nobles, qu’on disait plus précieux : quel qu’ait été l’état du savoir à la forge de ce binôme, on ne pouvait pas réellement s’imaginer un système fermé cœur-cerveau et un autre système fermé pour tout le reste des organes. Alors c’est tout bonnement d’être au sommet de la hiérarchie fonctionnelle d’un corps : que ce corps soit celui d’un État ou d’un humain, on en désigne quelques éléments comme contribuant davantage à la bonne marche de l’ensemble, et on leur donne des titres de noblesse (quoique sous nos latitudes temporelles, la thèse de l’importance fonctionnelle de la noblesse soit tombée en désuétude même dans la plupart des États monarchiques). On n’a pas besoin d’être cardiologue ou neurologue pour pouvoir admettre qu’un corps humain se détériorera plus vite sans cœur et sans cerveau que sans reins, sans foie, sans intestin, etc. La chose est donc entendue.

Mais il en reste une autre à régler, peut-être au fond la plus significative concernant ce sujet : des organes nobles, lequel est le roi? Car la noblesse ne peut pas se tenir sans un souverain; la hiérarchie est inutile sans un sommet unique qui coordonne les étages inférieurs; il faut un point qui concentre le symbole de la puissance, de la divinité et de la majesté. Quand Louis XIV a déclaré : « L’État, c’est moi », il n’a rien dit de nouveau sous le [Roi-] Soleil, mais n’a fait que constater un principe consacré bien longtemps avant lui. Ainsi lequel entre le cœur et le cerveau peut à juste titre dire : « L’humain, c’est moi? » On n’a pas pu trancher encore. On l’a si peu fait qu’à l’heure d’efficaciser le don d’organes, on en a simplifié l’évaluation en classifiant les donneurs dans deux catégories : donneur après décès cardiocirculatoire (DDC) et donneur après décès neurologique (DDN). Désormais il n’existe donc plus seulement deux maitres possibles de la vie humaine, mais aussi deux causes possibles de mort. Même la fin n’ose pas choisir.

Eh bien, vraiment? Il semble que l’anatomie, elle, se le soit permis. L’anatomie vasculaire plus précisément, par un terme auquel on s’est habitués au point d’oublier ce qu’il voulait dire, désigne le monarque qui règnerait sur le corps humain. Comme le sang bleu faisait la noblesse sociale, il est logique que les vaisseaux fassent la noblesse physiologique. Un objet surtout concentre la symbolique de la souveraineté, au point qu’il désigne autant l’intronisation au pouvoir que le pouvoir lui-même (et reste encore valide dans la fonction judiciaire contemporaine, du moins celle de la monarchie constitutionnelle canadienne) : et j’ai parlé de la couronne. C’est de ce mot que dérive celui, que nous utilisons plus régulièrement, de « coronaire », dont la définition générale est « qui se rapporte à une couronne ». Même une définition spécifiquement anatomique donne « dont la disposition rappelle la forme d’une couronne ». Probablement très âgé serait celui qui pourrait se rappeler avoir déjà entendu cet adjectif appliqué à autre chose qu’aux vaisseaux cardiaques, qui en ont fait un nom en soi.

Et pourtant, et pourtant! Il suffit de jeter un coup d’œil sur le fouillis de vaisseaux en question pour se demander comment, au juste, on a pu y deviner une forme de couronne. Il a fallu disséquer des cœurs bien particuliers... Tout le contraire, par exemple, du bien connu réseau artériel qui enceint le cerveau, celui du polygone de Willis. Comment ne pas voir parfaitement la couronne dans l’entrelacs de ses artères cérébrales antérieure et postérieure et des communicantes – dans leur disposition presque plane, proche du cercle coronal? Mais l’Histoire a ses raisons que la raison ne connait pas, et il en va de celle des évènements comme de celles des mots, qui ne sont que des évènements verbaux mille et mille fois répétés : détournements de sens, réinterprétations bizarres, persistance des erreurs par le poids du statuquo.

Je ne suis pas en train de vous recommander d’appeler « artères coronaires » celles du polygone de Willis, autant par précision géométrique que pour exprimer comment, selon vous, c’est évidemment le cerveau qui est le roi des organes nobles. Vous vous imaginez assez bien les confusions qui pourraient en découler, et dont vos patients seraient les premiers à pâtir. Mais tant que ces quelques lignes vous ont fait réaliser l’intrication du langage dans la clinique, voire vous pousseront peut-être à questionner de la même manière, étymologie à l’appui, les concepts médicaux de votre quotidien, je peux dire que l’objectif est atteint.