De l’infrastructure à la superstructure (partie 3)

De l’infrastructure à la superstructure (partie 3)

Aperçu de la diététique traditionnelle

par Yani Mellal

Tandis que la diététique moderne se fonde sur l’analyse approfondie du domaine de l’infra-visible, i.e. du moléculaire, la diététique traditionnelle, à travers les diverses formes qu’elle s’est données à travers les âges, s’appuie plutôt sur des Principes transcendants le domaine visible, sensible et corporel, et par lesquels tout se manifeste. La connaissance et l’application de ces Principes au domaine particulier de l’alimentation, que nous nous proposons d’explorer dans ce dernier article, permet d’offrir, contrairement à la solution à un seul guide alimentaire pour tous tel que le préconise la science moderne, une diète personnalisée à chacun à travers laquelle, si et seulement si elle est sagement appliquée, l’équilibre intérieur de l’être peut être rétabli.

Platon a un jour dit : « Nous vivons dans un monde d’apparences qui est l’ombre de la réalité. » Pour lui, ce monde d’apparences, c’est le monde sensible et visible, caractérisé par le mouvement et le changement incessants, mais qui n’est que l’ombre ou la manifestation d’une réalité plus grande, celle-là non visible, non manifestée, immuable et éternelle, qu’il représente comme le monde des Idées. Ces Idées n’ont rien de subjectif ou d’individuel et ne s’identifient pas simplement à un acte de la pensée, mais représentent au contraire les principes transcendants à l’origine de toutes choses.

Les différentes traditions enseignent également que toute chose a une apparence et une réalité. Par exemple, il est simple de constater que l’être humain possède une apparence, sur laquelle les uns et les autres se permettent de juger à souhait à tort et à travers, mais que sa réalité réside dans sa personnalité, sa bonté, sa générosité et ses autres qualités, qui elles ne sont ni visibles, ni sensibles d’aucune manière, hormis par le cœur.  Même une action, bien qu’elle paraisse bonne aux yeux des autres, n’est réellement bonne que par l’intention qui l’a animée : si l’action de donner de l’argent à un groupe d’individus est régie par l’intention de secrètement vouloir les mettre à notre service, alors l’action devient un acte de manipulation et de tromperie.

L’invisible a largement préséance sur le visible, de sorte que le visible n’en est que son ombre, et il en est de même de toutes choses, incluant des aliments. Ceux-ci ont une forme, une couleur, une consistance et une saveur uniques, et toutes ces qualités sont la manifestation d’une réalité invisible qui, lorsqu’atteinte, nous fait connaître les véritables vertus d’un tel aliment, et éventuellement son application thérapeutique. Au lieu de remonter ces qualités sensibles vers la véritable nature qu’elles manifestent, que nous appelons la superstructure de l’aliment, les Occidentaux modernes se sont au contraire attelés à la fastidieuse et vaine tâche d’étudier le visible jusque dans ses plus infimes particules (l’infrastructure), sans réaliser que l’objet de leur étude n’est qu’une ombre illusoire et changeante, dénuée de réalité propre.

Une question de principes

              Une science dénuée de principes est propice au désordre, à l’incohérence et à la contradiction inhérente à elle-même, comme nous l’avons montré dans nos deux précédents articles. Les sciences traditionnelles, comme la médecine chinoise traditionnelle et l’Ayurvéda (la médecine hindoue), qui sont les deux sciences médicales traditionnelles les plus anciennes et les plus connues, ont comme caractéristique commune principale le fondement sur des principes universels régissant toute chose, de l’être humain jusqu’aux objets les plus anodins. Sans trop nous attarder sur leurs principes fondamentaux, qui sont d’autant plus complexes qu’ils sont primordiaux, il demeure essentiel d’en esquisser un portait sommaire.

              Selon la cosmologie chinoise, toute chose manifestée dans le monde est régie par une énergie universelle appelée le Qi. Cette énergie vitale est présente partout, dans toutes les manifestations de la nature, relie les êtres vivants entre eux et circule à l’intérieur d’un organisme par des méridiens, ceux-là même qui sont stimulés à travers l’acupuncture. L’objectif de la médecine chinoise est de maintenir et d’entretenir cette énergie vitale, car sa bonne circulation préserve le corps des maladies.

              La bonne circulation du Qi est dépendante de la relation entre le Yin et le Yang dans l’organisme. Le Yin représente le principe féminin, la passivité, l’obscurité, la lune, la nuit, l’hiver, le nord, le froid, l’eau, le lourd, l’immobilité, la concentration, la matière, etc., tandis que le Yang représente à l’inverse le principe masculin, l’activité, la clarté, le soleil, le jour, l’été, le sud, le chaud, le feu, le léger, la mobilité, la dilatation, l’énergie, etc. Le Yin et le Yang ne sont pas des énergies d’aucune sorte, mais représentent des principes universels opposés et complémentaires qui sont au cœur de la véritable nature des choses. En effet, il existe un équilibre entre le Yin et le Yang en toute chose, et cet équilibre est en mouvement perpétuel entre ces deux pôles, évoluant selon le temps et l’espace et selon une certaine rythmicité. Ainsi, la proportion de Yin et de Yang est en constant changement indéfiniment, et chaque chose évolue d’un pôle à l’autre en se muant en son opposé selon des cycles temporels plus ou moins longs : le jour devient nuit, l’été devient hiver, le froid devient chaleur, l’homme fort devient faible, la fleur devient fruit, le fruit devient mûr, l’immobilité alterne avec la mobilité, l’activité alterne avec le repos, l’éveil alterne avec le sommeil, le travail de la terre alterne avec la jachère,  etc. L’être humain est ainsi lui-même constitué dans un certain équilibre qui est en constante oscillation entre ces deux polarités, oscillation influencée par l’environnement qui l’entoure, l’air qu’il respire, la nourriture qu’il mange, ses pensées, ses émotions, etc. Il est donc primordial de bien connaître ces principes, puisque la maladie et ses symptômes ne sont que le reflet de ces principes mal équilibrés dans l’être. En résumé, lorsque le Yin et le Yang sont bien équilibrés dans l’organisme, alors le Qi a tendance à circuler adéquatement et à entretenir la bonne santé des organes et des fonctions du corps.

              L’Ayurvéda, réputée pour être la médecine écrite la plus ancienne que l’on connaisse, s’enracine également dans des principes universels avec lesquels elle envisage chaque problème. Bien qu’il y ait identification entre les principes chinois et les principes ayurvédiques, car la Vérité est Une et les principes sont au fond les mêmes, il faut prendre garde à ne pas mélanger les concepts de ces différentes traditions, pour la simple raison que la Réalité unique et universelle peut prendre de multiples formes, qui peuvent avoir une apparence contradictoire les unes par rapport aux autres. Ainsi, chaque forme est parfaite en elle-même et n’a besoin d’aucun ajout extérieur, chacune de ces sciences se voulant être holistique.

              Selon l’Ayurvéda, les cinq éléments constituant le monde et la nature (l’Éther, l’Air, le Feu, l’Eau et la Terre) constituent également l’être humain, sous la forme de trois énergies vitales appelées Doshas. Les trois Doshas, représentés par Vata (combinaison de l’Éther et l’Air), Pitta (Feu et Eau) et Kapha (Terre et Eau), sont responsables du bon fonctionnement du corps, de l’âme et de l’esprit. Chaque être naît avec une combinaison et une proportion bien précise de ces trois Doshas, que l’on tient en partie des parents, avec une prédominance pour un ou deux des Doshas. Cet équilibre est toutefois précaire et sujet au perpétuel changement selon le stade et l’âge de l’individu (Kapha a par exemple tendance à augmenter lors de l’enfance, ce qui mène aux maladies propres à leur âge), selon la saison ou même encore selon le moment de la journée. Chaque environnement, chaque stress, chaque respiration, chaque aliment influence l’équilibre entre les Doshas, et lorsqu’un Dosha est en excès ou est insuffisant, alors la maladie survient. Il faut comprendre que la maladie n’est engendrée que si et seulement si les Doshas sont déséquilibrés; ainsi, une bactérie n’engendre pas en elle-même la maladie, mais c’est le déséquilibre préalable des Doshas qui donne un terrain fertile afin que cette bactérie cesse d’être bénéfique pour l’organisme et commence à être nuisible et symptomatique. Cela explique le concept à première vue enveloppé de mystère de « porteur asymptomatique » cher à la médecine occidentale moderne.

« L’Alicament », synthèse d’énergies subtiles aux multiples vertus

Selon le Charaka Samhita, un des grands textes fondateurs de l’Ayurvéda, le traitement d’une maladie est vain et inopérant sans changement, parfois radical, dans le régime alimentaire. L’alimentation occupe une place prépondérante dans l’investigation des maladies et dans la thérapeutique, puisqu’elle en est la plupart du temps la cause principale; logiquement, la bonne restauration de celle-ci devrait donc aussi être le principal traitement. L’aliment est donc le premier véritable médicament de toute pathologie, et, plus encore, l’élément clé dans la prévention de tout déséquilibre.

Afin de connaître la manière dont un aliment influe sur un être, il faut comparer ces deux objets selon un dénominateur commun, c’est-à-dire selon des principes qui les relient ensemble, et qui relient tous les phénomènes de l’Univers les uns par rapport aux autres. Ce sont ces principes qui sont à l’origine de la cohésion, de la cohérence, de l’harmonie et de l’ordre présents dans la nature, et c’est donc par ces principes qu’il faut classifier toute chose, tout aliment et tout être afin de pouvoir espérer retrouver cette cohérence et cette harmonie dans une science.

Dans les sciences anciennes, l’aliment n’est pas vu comme un simple amas de particules possédant des principes actifs, mais plutôt comme une énergie dont les propriétés sensibles permettent d’identifier la nature de cette énergie, de la même manière qu’une ombre, bien que n’ayant pas de réalité propre, donne néanmoins des indices utiles sur la nature de la chose dont elle est issue.

              Dans la tradition extrême-orientale, les aliments sont classifiés selon la typologie yin ou yang (selon leur capacité à générer des réactions de froid ou de chaleur dans un organisme) en cinq classes différentes : les aliments de nature hyper-yin (de nature froide, ou qui génèrent le froid), yin (de nature fraîche), neutre (nourriture stabilisante), yang (de nature tiède) et hyper-yang (qui génèrent la chaleur). Alors que les aliments de type yang ou hyper-yang sont des excitateurs et permettent le réchauffement du corps, l’accélération des fonctions métaboliques, l’amélioration de la fatigue physique ou mentale, de la frilosité ou de l’hypotension, les aliments de type yin ou hyper-yin sont des inhibiteurs et permettent de refroidir l’organisme et d’atténuer la nervosité, une réaction allergique ou l’excès de chaleur produit lors d’une fièvre, d’une réaction inflammatoire ou infectieuse ou encore lors d’une douleur aiguë.

              Ainsi, selon notre constitution de base, et même selon notre état du moment (physique, psychique, émotionnel) et selon le climat, il faut manger des aliments appropriés pour balancer et équilibrer l’être. Par exemple, les individus de tempérament yang, ou ceux vivants un quelconque stress aigu, bénéficieront davantage des aliments yin, tandis que les aliments yang deviendront nocifs pour eux, car vont accroître davantage leur déséquilibre.

              Un principe similaire existe dans l’Ayurvéda, où les aliments sont classés selon leur capacité à pacifier ou à exacerber les trois doshas. L’Ayurvéda affirme que le Cosmos génère deux énergies fondamentales masculine et féminine opposées et complémentaires, qui œuvrent conjointement et continuellement dans la manifestation de toute chose. Le monde est réglé selon ces deux polarités, qui interagissent avec une alternance constante et rythmée sur les saisons, le climat, les êtres vivants, leurs relations, leurs réactions et leurs émotions, et il en est de même pour les aliments. C’est ainsi que les aliments déclinent en 10 paires de caractéristiques, que l’on appelle Gunas, ou qualités primordiales, qui permettent de régulariser les Doshas, en les augmentant ou en les diminuant dans l’être : la lourdeur et la légèreté, la froideur et la chaleur, l’onctuosité et la sécheresse, la souplesse (ou le lisse) et la rigidité, l’immobilité et la mobilité, la douceur et la dureté, la lenteur (ce qui détend) et la rapidité (ou l’aigu, qui brûle et pique), l’opacité et la clarté, le grossier et le subtil, la densité et la fluidité.

Ainsi, il importe qu’un aliment soit chaud ou froid puisque cela change sa nature, car tandis que la froideur diminue la proportion de Pitta et augmente la proportion de Vata et Kapha dans l’organisme, la chaleur diminue Vata et Kapha et augmente Pitta. Un thé chaud et un thé glacé, bien que les mêmes molécules soient présentes, ne possèdent pas du tout la même énergie et influent sur l’être de manière complètement différente. Certains aliments, comme le miel, peuvent même devenir toxiques si réchauffés, ce pourquoi il est déconseillé de mélanger le miel avec un liquide chaud. Un aliment, selon qu’il soit solide ou liquide, ne possède pas non plus la même énergie, ce qui explique le fait que les jus de fruits ou de légumes n’ont pas les mêmes indications thérapeutiques que les fruits et légumes correspondants à l’état solide dans l’Ayurvéda; par exemple, le meilleur remède contre l’anémie chronique est le jus de betterave, qui a préséance sur la betterave solide pour combattre cette maladie. Les nutritionnistes modernes considèrent généralement que les jus n’apportent rien de plus que les solides dont ils sont issus, puisqu’ils contiennent les mêmes nutriments avec l’inconvénient d’être dénués de fibres; mais ce point de vue matérialiste est limité dans la mesure où il n’envisage aucunement l’aspect subtil des aliments, puisque cet aspect opère dans un domaine hors de sa portée.

Hormis les qualités intrinsèques aux aliments, qui contiennent chacune une énergie propre, plusieurs autres propriétés, caractéristiques ou attributs apportent également diverses énergies à un aliment, de sorte qu’un maïs donné n’est jamais parfaitement identique à un autre maïs. La synthèse de toutes ces énergies forme un aliment unique susceptible de nourrir à sa manière les multiples fonctions du corps.

Le plus intuitif de ces attributs est le facteur temps; tous les aliments, hormis quelques rares exceptions comme le miel, finissent par périmer et à ne plus être propres à la consommation après une certaine période, qui diffère d’un aliment à l’autre. Le corollaire de cette observation est que les énergies formant les aliments ne sont pas statiques, mais sont au contraire en perpétuel développement, à partir de la graine dont ils sont issus et durant toute la croissance de la plante, dépendamment de l’ensoleillement, des vents, de la température, de la pluie, de la qualité du sol, de la situation géographique, etc., jusqu’au moment de la cueillette, crucial pour l’établissement de certaines énergies, mais qui s’altèrent encore selon la température et autres facteurs environnementaux jusqu’à la consommation ou l’expiration de l’aliment. La réaction d’oxydation qui survient lorsque l’intérieur d’une pomme est exposé à l’air illustre bien l’effet de l’environnement sur les énergies alimentaires; le brunissement de la pomme fait office d’indice de l’altération énergétique de la pomme en question, de la même façon que les aliments périmés dégagent souvent une odeur caractéristique qui nous préviennent de leur état rendu néfaste.

La couleur exprime également une énergie particulière, comme le démontre notre dernier exemple. La couleur peut d’abord indiquer le degré de mûrissement d’un fruit, comme c’est le cas de l’olive verte (cueillie avant mûrissement) et de l’olive noire (mûrissement complet). Dépendamment de sa couleur liée à son degré de maturation, un fruit n’aura ni la même saveur ni les mêmes vertus. Les fruits climactériques (i.e. qui ont la capacité de mûrir hors du plant) tels que la banane, la pomme ou la pêche, changent continuellement de couleur afin de manifester leur état énergétique interne avant consommation. Plus une banane est mûre, plus elle est sucrée, onctueuse, douce et subtil, et plus elle s’emplit de taches noires. La connaissance tout intuitive de ce concept est bien utile, puisqu’elle permet de choisir le moment idéal pour consommer un fruit afin qu’il soit le plus bénéfique possible à l’organisme, selon les principes vus plus haut; en cas de diarrhées, il serait par exemple préférable de consommer une banane non mûre. Ainsi, le fruit complètement mûr n’est pas nécessairement le plus avantageux pour tous les individus indistinctement.

Ensuite, la couleur propre à un aliment est loin d’être due au hasard et la diététique chinoise classifie cette qualité en cinq types : le rouge associé à l’hyper-yang, le vert au yang, le jaune au neutre, le blanc au yin et le noir à l’hyper-yin. C’est ainsi qu’on regroupe communément les légumes verts sous une même catégorie en raison des nombreuses vertus qu’ils partagent. Déguster un plat avec les yeux avant de l’ingérer n’est pas anodin, car cela alimente le plaisir de se nourrir, aide à créer une atmosphère agréable autour de la table, réveille la faim et assure in fine une meilleure digestion; cela est la raison pour laquelle l’harmonie et la variété des couleurs et la présentation visuelle d’un mets est tout aussi importante que le contenu même.

En outre, la manière dont la nature fait pousser un aliment donné est une autre caractéristique permettant de catégoriser et de différencier les aliments les uns des autres. Par exemple, en ce qui a trait aux végétaux comestibles, les tubercules (pomme de terre, patate douce ,etc.) sont de nature hyper-yin en raison du fait qu’ils poussent de manière horizontale sous la terre, les racines (carotte, betterave, navet, radis, etc.) sont de nature yin puisqu’ils poussent de manière verticale descendante (de haut en bas) sous terre (la verticalité étant plus yang que l’horizontalité, mais la descente étant plus yin que l’ascendance), les légumes verts (salade, chou, épinard, courge, etc.) sont de nature yang du fait qu’ils se développent en milieu aérien de manière verticale ascendante (de bas en haut), et les céréales sont de nature hyper-yang puisqu’ils poussent en milieu atmosphérique (à cause de la présence d’une longue tige) de manière verticale ascendante.

              Cependant, les légumes verts ne sont pas tous de nature yang et les céréales ne sont pas tous de nature hyper-yang, mais tendent effectivement vers ce type, car la pousse d’un aliment n’est qu’une des nombreuses propriétés que celui-ci possède, et ce n’est que la synthèse de toutes ces propriétés qui indiquent la véritable nature d’un aliment particulier.

              De même, il est aisé de comprendre que les modes d’engendrement industriels par des procédés chimiques, comme c’est le cas des viandes, des produits laitiers, des charcuteries et des aliments OGM ou emplis de pesticides, ne sont pas sans conséquence sur la nature des aliments et sur la manière avec laquelle elles interagiront avec le vivant; leur mode d’engendrement étant artificiel, leur essence ne se forme pas convenablement par l’entremise de l’Intelligence divine seule, et leurs énergies sont alors profondément altérées et perturbées. Une bonne partie, si ce n’est la majorité des aliments occidentaux sont ainsi dénués de vitalité, ce que l’on peut qualifier, sans trop risquer de se tromper, d’aliments morts ou de véritables poisons.

              Une autre propriété particulièrement importante est la saveur, au nombre de cinq dans la tradition extrême-orientale, à savoir la saveur amère (hyper-yin), salée (yin), acide (yin), douce ou sucrée (neutre à yang respectivement) et piquante (hyper-yang). Ainsi, chaque saveur représente une forme d’énergie, et il devient alors important de ne pas abuser d’une saveur (comme c’est le cas avec le salé ou le sucré en Occident), ni d’en consommer trop peu d’une autre (la saveur amère par exemple).

              La science ayurvédique accorde également une place prépondérante aux saveurs, qui sont au nombre de six : le salé, le doux, l’acide (les trois saveurs les plus prédominantes en Occident), le piquant, l’amer et l’astringent. Chaque saveur véhicule une énergie spécifique susceptible d’influencer les Doshas. Il est donc important que chacune de ces saveurs soit présente à chaque repas, mais qu’il y ait une prédominance, non pas pour la saveur que l’on préfère, mais pour celle qui permet le plus d’équilibrer notre être.

Une personne en surplus de poids devrait par exemple diminuer la saveur douce (qui comprend les aliments sucrés, mais aussi le riz, les carottes, les patates douces, les concombres le quinoa, les betteraves, les viandes, les poissons, etc.), car celle-ci augmente et vicie Kapha (combinaison des éléments Terre et Eau, responsable de la construction, de l’adhérence et du maintien des parties du corps ensemble ainsi que de la stabilité psychologique) lorsqu’elle est ingérée en excès, entrainant un stockage non contrôlé des graisses, une augmentation de la glycémie et de la cholestérolémie menant au diabète et à l’hypercholestérolémie respectivement, ainsi que des lenteurs digestives, des sinusites, de la congestion pulmonaire et de la dépression entre autres. Au contraire, les saveurs piquante, amère et astringente (peu consommées en Occident) doivent prédominer pour pacifier Kapha, et le miel est particulièrement indiqué pour réduire et régénérer ce Dosha, ce qui rejoint la conclusion de notre premier article. Bien que le miel ait une saveur douce, l’ensemble des Gunas lui procure une qualité chaude qui amène la purification de l’organisme et l’équilibre des trois Doshas (ce qui est rare). C’est ainsi que le miel est connu depuis plus de 5 000 ans comme un traitement de choix de l’obésité et du diabète entre autres.

              Ainsi, il est essentiel, pour connaître l’essence d’un aliment et son mode d’interaction avec l’être humain, de ne pas s’arrêter uniquement à la saveur comme nous avons trop tendance à le faire, l’aliment n’étant pas uniquement goût, mais aussi texture, couleur, mode d’engendrement, etc., qui contiennent autant d’énergies alimentant l’être. C’est pourquoi même les aliments les plus sucrés peuvent parfois avoir des vertus anti-diabétogènes et hypolipidémiantes.

              Il faut toutefois prendre garde à ne pas condamner une saveur par rapport à une autre, car les méfaits de la saveur douce n’apparaissent qu’avec l’abus par rapport à ce que l’être est capable d’assimiler, cette saveur étant avant tout essentielle à la bonne structuration de la physiologie tout entière et à la bonne construction et consolidation de tous les tissus du corps; les aliments doux font en effet partie des aliments les plus nourrissants et les plus structurants.

Le mode de cuisson est aussi manifestement primordial, puisqu’il transforme le goût, l’odeur et les qualités des aliments, rendant ceux-ci plus appétissants et plus digestes, particulièrement en ce qui a trait des viandes. Cinq modes de préparation sont envisagés selon la tradition extrême-orientale selon leur relation avec l’eau ou le feu : la préparation à l’eau seule (comme le fait de rincer, ou de tremper du riz, du blé ou de l’orge afin de les assouplir) est considérée comme yin, la cuisson à l’eau et au feu (bouillir, pocher, à la vapeur ou à l’étouffée) étant neutre ou yin et regardée comme la plus avantageuse afin de conserver toutes les qualités énergétiques des aliments, la cuisson au feu seul (rôtis, grillades, barbecue, etc.) étant naturellement yang, tandis que les préparations au feu et à l’huile (frire, braiser, faire sauter) sont hyper-yang. Quant aux aliments crus ou engendrés par fermentation, comme les fromages, leur préparation est considérée hyper-yin; c’est pourquoi les individus à typologie yin ne devraient pas abuser de ceux-ci, surtout lorsqu’ils sont déjà sujets aux maladies de type yin, liées à la présence d’un excès d’humidité interne, telles que les infections avec production de mucosités, les rhumatismes, la dépression, etc. Réchauffer des aliments au micro-ondes est aussi fortement déconseillé, car celui-ci dénature leurs énergies fondamentales et détruit les nutriments.

              Les diverses caractéristiques des aliments doivent non seulement être en accord avec les réalités de l’être, sa constitution, sa capacité de digestion et d’assimilation et ses déséquilibres, mais également avec son environnement en constante mutation, le facteur le plus considérable étant la saison. C’est ainsi qu’en été, saison hyper-yang, consommer une boisson glacée, à typologie hyper-yin, est vu dans la médecine chinoise comme une véritable folie (c’est également le cas après un effort physique intense), car elle augmente drastiquement la différence de température entre l’intérieur et l’extérieur du corps. Au contraire, des aliments plutôt neutres ou yang permettront de mieux supporter la chaleur extérieure si l’individu est de typologie yin. Au contraire, des aliments yin seront préférables si l’individu est déjà de typologie yang afin de ne pas verser dans le déséquilibre. Ainsi, il n’y a pas une seule formule unique pour tous, mais, dans tous les cas, utiliser trop souvent la cuisson au barbecue (cuisson yang car faite de feu uniquement) ou à l’huile (cuisson hyper-yang) durant l’été est certainement une erreur.   

              L’Ayurvéda conseille quant à elle de préférer les aliments frais et astringents durant l’été, car cette saison augmente naturellement Pitta (Feu et Eau), ce dernier étant augmenté également par les saveurs piquantes, salées et acides; leur consommation risquerait donc d’exacerber encore davantage Pitta. Vata est quant à lui dominant en hiver, et Kapha est dominant en automne et au printemps, et chaque saison est sujette à une alimentation qui lui est propre, qui est elle-même différente et adaptée pour chaque individu, selon sa constitution de base. Au-delà des rythmes saisonniers existent également les rythmes journaliers, où chaque moment de la journée est dominé par un Dosha particulier. Par exemple, de 10h à 14h et de 22h à 2h du matin, Pitta est dominant, et il faudrait alors éviter de consommer des aliments qui augmentent ce Dosha, mais comme le feu digestif (appelé Agni, moteur de la digestion et du métabolisme, alimenté par Pitta) est puissant à ce moment, l’Ayurvéda préconise que le repas le plus consistant soit pris à midi. De même, le matin entre 6h et 10h et le soir entre 18h et 22h, Kapha est dominant, et comme le feu digestif est alors peu activé et le métabolisme ralenti, il est conseillé de ne prendre qu’un repas léger le soir, avec une nourriture qui ne stimule pas trop Kapha. Il faut relever le fait que ces heures sont approximatives et ne tiennent pas compte de la course du soleil et du véritable moment de son lever et de son coucher, qui varient constamment tout au long de l’année selon la latitude.

              La connaissance de ces principes et la conscience de leur complexité rend risible les efforts des nutritionnistes occidentaux de proposer un seul guide alimentaire pour tous, qui finit finalement par n’être adapté à personne, et qui est essentiellement un ramassis de tous les aliments sans véritable distinction les uns par rapport aux autres, hormis sur les portions. Cela tourne presque au ridicule lorsqu’on constate que ce guide est fièrement basé sur la diète méditerranéenne, diète qui n’est nullement adaptée au climat rigoureux de l’Amérique du Nord, ni aux types de fruits et légumes que l’on retrouve le plus en abondance sur cette terre, ni même à la constitution générale de cette population et à son mode de vie. Il faut se tourner plutôt du côté des Amérindiens pour avoir le meilleur exemple d’alimentation adaptée à cette situation géographique, qui ont su vivre à travers des millénaires dans un froid extrême et avec un sol enneigé durant la moitié de l’année.

Naturellement, leur alimentation était adaptée à chaque saison, tout en étant constituée uniquement de produits locaux, ce qui est la meilleure façon de s’assurer que son alimentation est en accord avec son environnement. En effet, il n’advient pas du hasard que tels fruits ou légumes particuliers ne puissent être cultivés qu’à tels moments particuliers, ou encore que tels fruits et légumes ne soient disponibles en abondance que sur certains territoires, sur certains sols particuliers. Tout cela procède in fine d’une sagesse divine, qui nous exhorte naturellement à nous équilibrer et à s’accorder avec la nature, où que nous soyons dans le temps et dans l’espace.

Au-delà du bon et du mauvais : l’adéquat et l’inadéquat

              À la lumière de cet exposé, nous pouvons désormais facilement comprendre que tous les aliments sont en eux-mêmes nourrissants et riches en vertus de toutes sortes, mais que leur bénéfice à un organisme n’est réel qu’en fonction de sa constitution, de son état physique, mental, émotionnel et spirituel, et de son environnement. En définitive, un aliment est dit bon que par sa capacité à être en accord avec l’être qui le reçoit et à rétablir son équilibre énergétique interne. Et la connaissance des aliments bons pour un être n’est possible que par l’étude des sciences traditionnelles, qui enseignent la superstructure des aliments et des constituants de l’être, c’est-à-dire leur caractère énergétique et subtil.

              En réalité, la catégorisation en aliments bons et mauvais est elle-même abusive et ne démontre que peu d’intérêts étant donné son caractère subjectif, applicable qu’à une seule personne. Au contraire, tous les aliments, lorsqu’ils sont engendrés naturellement et préparés convenablement, abondent en qualités bénéfiques, mais leur caractère néfaste n’apparait que par la surconsommation et par la mauvaise capacité du corps à digérer et à assimiler certains groupes d’aliments, qui survient lorsque les déséquilibres dans l’organisme deviennent assez profonds. C’est pourquoi les sciences médicales traditionnelles accordent une grande importance au feu digestif, ou Agni dans l’Ayurvéda, qui est responsable de la transformation et du métabolisme dans l’organisme, et donc de la digestion et de l’assimilation, et qui est absolument nécessaire pour une bonne santé à long terme. Lorsque le feu digestif est très puissant, l’Ayurvéda affirme que même un poison tel que le mercure n’induira aucun effet néfaste sur l’organisme. Au contraire, lorsqu’Agni est faible, même des aliments normalement sains, nourrissants et équilibrants pour l’être peuvent devenir néfastes en raison de leur mauvaise digestion, produisant une substance toxique partiellement digérée du nom de Ama, qui signifie « substance proche du poison », et qui, ne pouvant être anabolisée, vient bloquer les canaux de circulation énergétique et les tissus, produisant la maladie. Agni devient faible lorsque l’alimentation est inappropriée ou trop abondante, ou lorsque les Doshas sont dérégulés.

              Tout cela est pour faire comprendre que dans la diététique traditionnelle, il n’y a point de véritable interdit lorsque l’organisme est en santé, contrairement aux diètes et régimes contemporains qui imposent toutes sortes de restrictions, souvent abusives et irréalistes, afin de maintenir la santé. En effet, toute nourriture est bonne, à une certaine quantité, à un certain état émotionnel, à une certaine saison, à une certaine heure de la journée, etc. Et a contrario, toute nourriture possède certaines contre-indications, incluant même l’eau, qui est contre-indiquée en grande quantité pour certaines pathologies, lors de faiblesse généralisée, d’Agni faible, d’anémie, d’émaciation, de colite, de diarrhée, d’hémorroïdes, etc. Certes, certains aliments, comme le miel ou le curcuma, sont considérés comme des panacées, c’est-à-dire comme des remèdes universels, bons pour tous et pour n’importe quelle maladie, mais cela n’est possible que parce qu’ils ont la singulière capacité de pacifier les trois Doshas.

              Ainsi, autant les sucres, que les graisses ou les viandes sont bons et fondamentaux pour l’organisme; au sujet de la viande, aujourd’hui attaquée de tous côtés, il est écrit dans le Charaka Samhita : « Il n’y a rien d’autre qui soit équivalent à la viande pour assurer la croissance du corps ». Contrairement à ce que plusieurs pensent, le renoncement à la viande n’était pratiqué en Inde que par certaines écoles de pensée yoguiques, et ce afin de faciliter la croissance spirituelle, qui nécessite une certaine légèreté physique et mentale, la viande étant de qualité lourde et difficile à digérer.

Quoi qu’il en soit, la catégorisation moderne des aliments en sucres, lipides et protéines est manifestement rudimentaire et insuffisante, et demeure parfaitement inutile pour celui qui veut établir une diète propice à la santé de l’organisme et adaptée à sa constitution et à son environnement. Les ténèbres dans lesquelles s’est engouffrée la science diététique moderne ne peuvent véritablement être levées qu’en détournant notre attention et notre énergie vers la compréhension des sciences traditionnelles, cette situation ne pouvant elle-même survenir qu’à condition de faire preuve d’humilité et de respect face à celles-ci. Au lieu d’y voir de l’incompréhension, puis finalement de l’absurdité et un sujet de moquerie, il est certes plus honnête de regarder notre incompréhension à l’égard de ces sciences comme un gage de leur supériorité, ce qui ferait entrevoir la profondeur infinie que ses principes puissent offrir. C’est dans cette optique que Platon disait : « Apprendre, c’est se ressouvenir de ce que l’on avait oublié. »


Bibliographie

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2. Dr You-Wa Chen. La diététique du Yin et du Yang, éd. Robert Laffont, 1995.

3. Montevi, Béatrice. La diététique en médecine traditionnelle chinoise, éd. Anagramme, 2008.

4. Zagorski, Richard. Diététique énergétique : mode d’emploi. Une approche pratique de la diététique chinoise à l’usage de tous, éd. Guy Trédaniel, 2004.

5. Villaume-Le Doc, Joyce. Alimentation et santé selon l’Ayurvéda, éd. Dangles, 2010.

6. Maugars, Philippe. L’Ayurvéda : Science ancestrale de la vie pour un nouvel art de vivre, éd. Almora, 2018.

7. Verbois, Sylvie. La diététique indienne, éd. Eyrolles, 2011.