La nouvelle vague d'Orphée

La nouvelle vague d'Orphée

Par Lucas Beaulieu

On dit de bien des choses qu’elles sont belles. Les toiles de Van Gogh, la tour Eiffel, les étoiles du tapis rouge et celles tapissant le ciel… Ce sont les beautés qui brillent lorsqu’on porte notre regard vers le haut. C’est la beauté qu’on trouve, puisqu’on la recherche : la gloire, le rare, le plus grand que soi. Mais alors, le regard tenu bas, s’annonce une forme autre de beauté… C’est celle qui nous trouve, puisqu’elle vient nous chercher : l’amour, la joie, les passions propres à  soi. La tristesse, même, par moments, si prescrite. Mais encore… Il existe un type de beauté tierce. C’est celle qui se dresse lorsqu’on regarde droit devant. C’est ce qu’il y a de beau dans la vie de tous les jours – ce qui se cache sous une banalité trop souvent inconsidérée. C’est le charme du chant d’un oiseau, le goût d’un café chaud, le sourire d’un amoureux ou le va-et-vient des vagues… 

Sur ce, voyageons. En portugais, bossa nova signifie « nouvelle vague ». C’est ainsi qu’est désigné un célèbre style de jazz né du Brésil des années 50. En termes techniques, c’est avant tout une forme de samba. En d’autres mots, l’élément clé de la bossa nova est son rythme d’inspiration afro-brésilienne aux multiples syncopes. Non de la sorte qui mènerait à l’urgence, on s’entend! Il est ici plutôt question de syncopes d’ordre musical, soit des accentuations de notes jouées sur des temps « faibles » (p. ex. les 2e et 4e temps dans une mesure 4/4).

Bon, assez de théorie musicale! Car le second trait fondamental de la bossa nova – ce par quoi elle se distingue d’autres formes de samba – est d’ordre bien plus subjectif : sa douceur. Alors que les rythmes afro-brésiliens s’allient traditionnellement à un pas dansant, à une énergie débordante, bref, à un air plutôt festif, la bossa nova marque en amadouant. On y note des percussions moins percutantes, des voix plus suaves, des instruments moins nombreux et au timbre plus tamisé. Certains la qualifient même de « musique d’ascenseur ». Or alors qu’ennui et monotonie connotent ce terme malheureux, la réalité de la bossa nova est tout autre : elle est belle. 

À première vue, la bossa nova peut paraître dépourvue d’éclat : on n’y trouve point la grandeur de l’opéra ni de l'expérimentation unique. Les paroles l’accompagnant suscitent peu de grandes réflexions et n’induisent que rarement des sentiments des plus ardents. La beauté de la bossa nova n’émane pas d’une quelconque éminence ni de sens particulièrement profonds. Ce n’est pas vers le haut ni vers le bas qu’elle porte notre regard. Elle le fixe droit devant, vers la vie telle qu’on la voit (ou ainsi qu’on la voit en voyage, plutôt). La bossa nova est donc belle tel qu’est beau ce qu’il y a de banal : une corde de guitare finement pincée, une touche de piano doucement pressée, des histoires d’amour truffées de baisers et des images de nature et de plages dorées… Le tout s’y entend – et le tout s’entend beau!

Mais voilà qu’à l’affirmer l’abstraction nous confond… Mieux vaut l’écouter soi-même pour vivre sa beauté comme il faut. Parmi les classiques de la bossa nova, voici un échantillon estimable : The Girl from Ipanema, Agua de Beber, One Note Samba et Corcovado. L’écoute de ceschansons confère une idée globale du style à son meilleur… ou presque. Une initiation pleinement immersive à la bossa nova manque encore de quoi : le visionnement d’Orfeu Negro, le film marquant son avènement.

Orfeu Negro est un long métrage paru en 1959. Bien que son équipe de réalisation ait été principalement française, ses acteurs et les compositeurs de sa trame sonore étaient presque tous brésiliens. De fait, son intrigue transpose le mythe grec d’Orphée et Eurydice au Brésil de l’époque, à l’heure où le Carnaval de Rio bat son plein. On y raconte donc une histoire d’amour tragique… au beau milieu de foules et de vives célébrations! Le tout s’allie pourtant joliment. On dirait par moments un rêve : la frénésie des environs confond les personnages, qui se perdent et se retrouvent dans un labyrinthe d’ébats. 

Quoique le film dans son ensemble ait été amplement loué – un Oscar et la Palme d’Or lui ont été décernés – de ses composantes, la musique fut la plus durablement exaltée. Tout le long d’Orfeu Negro, des percussions battent au rythme d’une samba. Ainsi se maintient un esprit festif qui hypnotise en électrisant. Mais au-delà de ce bruit de fond se pointent des morceaux finement composés. Ce sont les œuvres de Luiz Bonfá et d’Antônio Carlos Jobim. Ces derniers, en plus de João Gilberto, sont souvent considérés comme les pères de la bossa nova. Et c’est entre autres à travers la guitare d’Orphée qu’ils la font valoir : alors que le tempo de l’action se modère, elle nous berce de splendides pièces. A Felicidade et Manhã de Carnaval, étant les seules accompagnées de paroles, en sont les deux vedettes. 

Ces chansons sont ce par quoi une audience internationale fut d’abord introduite à la bossa nova, qui, avant la sortie du film, n’avait été qu’une affaire plutôt locale. Quelques années plus tard, le gouvernement américain parraina aussi une mission culturelle au Brésil, à laquelle participèrent plusieurs musiciens. Ainsi la nouvelle vague voyagea. Aux États-Unis surtout, des albums s’en inspirant que produisirent de grands jazzmen – Stan Getz, Charlie Byrd et Miles Davis, entre autres – firent du style un vrai phénomène. Voilà donc pourquoi Orfeu Negro vaut la peine d’être vu : en plus de mélodies et d’images d’une grande beauté, son influence sur l’essor de la bossa nova ne peut être sous-estimée. Et si ce visionnement s’avère trop coûteux – contrats de distribution confus obligent – consulter les scènes où s’entend la guitare d’Orphée sur YouTube suffit tout à fait à en saisir les airs.

Mais que vous finissiez ou non par écouter le film, sa trame sonore, voire une seule de ses chansons, que votre regard se perde ou non dans la beauté devant vous, enfin, que vous frappe ou non l’envie de surfer cette nouvelle vague, j’espère qu’au moins vous aura été transmis l’amour qu’y porte un de ses admirateurs… Car qu’y a-t-il de plus beau que vouloir partager la beauté? Qu’importe qu’elle ne soit belle qu’à nos yeux!

Références

Dunnett, B. (s.d.). Syncopation. Récupéré sur Music Theory Academy: https://www.musictheoryacademy.com/understanding-music/syncopation/

Durling, R. (s.d.). Black Orpheus. Récupéré sur Santa Barbara International Film Festival: https://sbiff.org/black-orpheus/

Green, J. N. (s.d.). Bossa Nova. Récupéré sur Brazil - Five Centuries of Change: https://library.brown.edu/create/fivecenturiesofchange/site-credits/

MasterClass. (2021, Novembre 2). Guide to Brazilian Bossa Nova Music: The Basics of Bossa Nova. Récupéré sur MasterClass: https://www.masterclass.com/articles/guide-to-brazilian-bossa-nova-music

Miles Davis Estate. (s.d.). Quiet Nights. Récupéré sur Miles Davis: https://www.milesdavis.com/albums/quiet-nights/

Source de l’image: pinterest - publié par Laurur