Là où la mort est heureuse d’aider la vie
Par Léanne Bergeron
J’ai récemment complété un cours de dissection et d’anatomie et souhaitais partager mes états d'âme quant à la dissection, la vie et la mort. Je m'inspire du nouveau film d'animation Inside Out afin d’exprimer ces différents ressentis sous forme d'émotions. Mon analyse émotionnelle me mène à une dualité qui, je crois, m’habitera encore longtemps.
JOIE : « 1. Sentiment de plaisir, de bonheur intense, caractérisé par sa plénitude et sa durée limitée, et éprouvé par quelqu’un dont une aspiration, un désir est satisfait ou en voie de l’être. »
Après avoir reçu la confirmation de mon inscription à ce cours, je me suis sentie reconnaissante d’avoir la chance de pouvoir exercer et appliquer mes connaissances anatomiques sur de vrais spécimens humains. Observer les structures dans leurs conformations et rapports réels est une fortune incomparable.
Je reconnais également ma chance d'avoir pu faire de si belles rencontres. Comme j’apprécie voir l'engagement et la curiosité de la nouvelle génération de médecins! Cette génération est aussi colorée que le ciel d’une soirée d’été puisqu’il y avait autant de parcours académiques que d'individus en sarrau blanc. En ces personnes, j'ai trouvé de la relève inspirante, attentionnée, polyvalente et prête à aider ses confrères malgré les frontières. J’ai observé de la collaboration et de l'entraide sans contrainte ni biais au sein d'un groupe d'individus réunis par leur intérêt pour l'anatomie.
TRISTESSE : « 1. État de quelqu’un qui éprouve du chagrin, de la mélancolie; affliction. 3. Impression pénible ou mélancolique produite par les choses qui manquent d’animation, de vie.»
Dès le premier jour au laboratoire, j’ai été accueillie par la réalisation envahissante que tous les cadavres de la pièce avaient autrefois une vie, une famille. Cela m’a forcée à prendre un moment de réflexion quant au cadavre attribué à mon équipe. Je n’ai pu m’empêcher d’éventuellement déposer ma main sur celle de mon spécimen comme si je tenais la main d’une personne mourante afin de la rassurer. Sauf qu’à ce moment, je percevais ce geste doux et compatissant comme un remerciement ultime. Sentir ces mains figées dans le temps m’a fait imaginer tout ce qu’elles ont pu vivre et accomplir : tout le labeur d’une vie, les innombrables poignées de mains honorifiques, la confection d’une tarte pour une douce moitié, une missive rédigée à un proche, la dernière poussée du siège de vélo avant que son enfant ne s’élance de lui-même.
De plus, les cadavres moins âgés ont éveillé en moi une tristesse encore plus profonde. J’ai eu une pensée pour les projets qu'ils n'ont peut-être pas pu faire et apprécier. Ce raisonnement chuchoté par la mort fut un rappel du caractère précieux et éphémère de la vie.
PEUR : « 1. Sentiment d’angoisse éprouvé en présence ou à la pensée d’un danger, réel ou supposé, d’une menace. 2. Appréhension, crainte devant un danger, qui pousse à fuir ou à éviter cette situation.»
Je me suis fait peur. Beaucoup d'équipes, la mienne la première, discutaient de toutes sortes de choses tout en disséquant minutieusement. Comment étais-je devenue aussi à l'aise de converser de tout et de rien alors que le cœur de quelqu'un reposait littéralement entre mes mains? Devrions-nous nous inquiéter de l'insensibilité dont ont fait preuve les étudiants? Est-ce que cette froideur est destinée à se refléter sur leurs relations thérapeutiques futures? Ou était-ce plutôt une façon de compartimentaliser leurs émotions et de s'en détacher dans le but d’avoir un travail objectif plutôt que subjectif? Tentaient-ils de se protéger de cette lugubre réalité par un banal mécanisme de défense? Était-ce tout simplement la nature sociale et avide de divertissement des étudiants qui les menait à bavarder autour d'un cadavre comme on le ferait autour d'une tasse de café? Que faire de notre penchant pour la causerie? Est-ce positif de découvrir qu'il en faut peu aux étudiants en médecine pour s'acclimater à des conditions et à des environnements défiants? Il n'y a certainement pas de réponse définitive, car tout stagiaire aura vécu ce stage à sa façon.
En somme, ces émotions me mènent au constat que ce cours a laissé son empreinte en moi en me laissant partir avec des perceptions à la fois très déshumanisantes et humanisantes. Peut-être qu’une a mené à l'autre ou que l’une ne va jamais sans l'autre, mais je me suis sentie et me sens toujours - en conflit intérieur.
D’une part, ce stage a été déshumanisant, car l’attention de tous était portée sur les structures anatomiques que nous cherchions à disséquer : de la plus grande, comme les poumons, à la plus petite, comme les nerfs supra-trochléaires. Il m’est arrivé de considérer ces structures pour ce qu'elles étaient à ce moment et non pour ce qu'elles étaient jadis. Un nerf trijumeau n’était qu’un vulgaire rassemblement délié de fibres nerveuses, et non ce qui permettait à cette personne de ressentir l’onctuosité d’une caresse ou d’un baiser apposé sur sa joue.
Mon quotidien se retrouve interrompu par des pensées anatomiques qui me rappellent que je suis peau et os. Je m'installe dans mon lit pour écouter un film : mon tenseur du fascia lata se met en tension. Je me mets un bracelet au poignet : le processus styloïde de mon radius réduit mon mouvement. Je me réveille avec un torticolis : j'essaie de deviner quel muscle cervical provoque cet inconfort. Est-ce que mon incapacité à me dissocier des ces pensées n'est attribuable qu'au fait que j'en suis encore au début de mes études? Est-ce que tous les étudiants en médecine voient leur perception de leur corps altérée à jamais?
D’autre part, malgré l'homogénéité déshumanisante des structures anatomiques, comme la présence d'un os occipital ou d'une aorte thoracique, ce cours a également été fort humanisant puisqu’on y apprend à apprécier l'histoire incomparable de notre spécimen. Que ce soit à travers ses variations anatomiques, une fracture, une cicatrice, une malformation ou une amputation, la vie d'une personne se reflète dans son anatomie. Par conséquent, l'humain peut trouver confort dans le fait qu'il est unique jusqu'au plus profond de lui-même.
Zaz s'est déjà exprimée sur ce paradoxe. L'antithèse « aux mille couleurs de l'être humain » illustre à la fois le caractère singulier et rassembleur de ce que nous sommes, l’Humain, et la pluralité des définitions et des réalités de celui-ci. Nous sommes tous identiques dans le fait que nous sommes uniques.
Cette opportunité estivale s'est révélée humanisante pour sa mise en lumière de l'importance et de l'impact de la petite lueur qui brille en chacun. En ayant parcouru l'intérieur du corps humain à l’aide d’un scalpel, on réalise que nous sommes tous faits des mêmes constituants élémentaires, mais que nous apportons tous notre chaleur singulière au monde. L'individualisation de l'humanité me permet de poser un doux regard sur les particularités de chacun, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Par exemple, la façon qu'ont les gens de se présenter au monde me paraît plus évocatrice qu’avant : leur style vestimentaire, leur façon de se coiffer, de se maquiller, les bijoux qu'ils portent fièrement. Puis, les valeurs, les aspirations et les rêves d’un individu me semblent d'autant plus authentiques.
Je suis tombée amoureuse de la petite flamme qui anime chaque personne et qui émane de leur corps. Je me sens davantage éblouie par la grâce des gestes altruistes autour de moi, par la beauté des imperfections, par la tendresse des mille et une façons de dire « je t'aime », par l'humour de mes collègues, par la douceur d'un sourire partagé, par le caractère rassurant d'un câlin, par la complicité d'un clin d'œil envoyé. Mon entourage me semble plus précieux qu'avant. Comme je trouve mes amis et mes confrères si beaux, attentionnés et résilients! Leur étincelle humaine n’est certainement pas attribuable à une seule structure anatomique partagée nommée « flibus ». Au contraire, ces personnalités rayonnantes qui m'entourent chaleureusement proviennent du façonnement intangible d'une pléthore de facteurs comme leur culture, leurs proches, leurs expériences, leurs échecs et réussites, leurs histoires d’amour, leur parcours sur cette Terre; bref, ce qui font d'eux des humains.
*Note: toutes les définitions proviennent du dictionnaire Larousse
Source de l’image: University at Buffalo (Gross Anatomy Lab - Jacobs School of Medicine and Biomedical Sciences - University at Buffalo)