Un argument pour la prime de risque

Un argument pour la prime de risque

par Leonardo Lamanuzzi

Pour le reste de 2020, les rassemblements resteront petits et les gens continueront leurs auto-confinements à la maison. Les étrangers – dépersonnalisés et fatigués de cette nouvelle réalité – demeureront des visages masqués. Entre temps, des entreprises astucieuses exploitent la situation. Par exemple, Zoom, un gagnant darwinien du marché financier, a vu son stock exploser de près de 750% depuis le nouvel an. C’est une adaptation irréfutable; la vie au bureau est devenue un artéfact déménagé chez nous. De base, ce changement drastique a été orienté par la menace de la COVID qui est responsable d’au moins 10 000 morts canadiennes depuis avril, la plupart au Québec [1]. Savoir si nous sommes à risque est une question personnelle que nous pouvons répondre que par nous-mêmes. Ce qui reste indiscutable, c’est qu’en restant chez nous, on est en mesure de contrôler le niveau de risque auquel on s’expose. 

Tout d’abord, cette vie néo-domestique est un luxe dont jouit une minorité de notre population. En effet, seulement 40% des emplois canadiens peuvent être fait à distance [2]. En particulier, pour les travailleurs essentiels, le virus est resté incontournable. Chaque jour, en travaillant à la première ligne, leur risque est calculé à la merci d’un numéro de cas vacillant à des niveaux qui nous faisaient paniquer il y a six mois.  Le contexte pandémique révèle une réalité inquiétante : les travailleurs essentiels de première ligne ont très peu de contrôle sur les personnes auxquelles ils sont exposés, et leurs conditions de travail ont à peine changé. En fait, on pourrait faire valoir que leurs conditions de travail se sont détériorées, et ceci s'agit d'un risque important pour leur sécurité et la santé publique. 

Le spectre du travail essentiel est large, mais deux professions en particulier mettent en évidence les difficultés auxquelles cette population est confrontée : les employées des épiceries et les infirmières. En premier lieu, plusieurs études montrent que les travailleurs d’épiceries ayant une exposition directe et significative aux clients—caissiers, charretiers, superviseurs et personnes travaillant avec des aliments frais – ont été jugés cinq fois plus susceptibles de tester positifs que les réceptionnistes, nettoyeurs et stockistes qui n'interagissent que rarement, voire jamais, avec les clients [3]. Ces études constatent également que l'incapacité à pratiquer systématiquement la distanciation sociale au travail était un facteur de risque notable d'anxiété et de dépression, tandis qu'un trajet en transports publics était également associé à la dépression. Clairement, cet affront à double-tranchant sur le bien-être physique et mental, directement causé par le contexte dangereux de la pandémie, touche non seulement les travailleurs des épiceries, mais aussi ceux d'autres démographies, comme le personnel infirmier. En effet, leur profil d'emploi le reflète. 

Au cours des six premiers mois de la pandémie, des centaines d’infirmières québécoises ont quitté leur emploi, et au moins 11 conseils de santé ont constaté une augmentation des départs par rapport à l'année dernière [4]. En réponse à cet exode, le premier ministre du Québec, François Legault, se dit conscient qu'il y a un problème, mais qu’il faut 3 années pour former plus de personnel infirmier. Cependant, qu'en est-il du court terme? On ne peut pas mettre une pandémie en pause.  Au présent, la réponse la plus répandue est claire; elle se comble par la promotion des infirmières à temps partiel à temps plein. Nous avons même forcé cet ajustement en absence de volontaires, mais cette approche a accéléré la fuite du secteur [5]. Dans le fond, les conditions de travail ne sont pas améliorées, leurs salaires ou avantages non plus. Aucune suite n'est donnée au statut de héros. On ne peut pas vivre d'applaudissements. 

Néanmoins, la prime de risque (hazard-pay en anglais) est une mesure adaptée à l'occasion qui récompense instantanément les travailleurs essentiels qui ont été priés de rester et de se présenter sous des conditions dangereuses. Typiquement, cette stratégie compensatoire est réservée aux circonstances telles que la guerre ou des hostilités actives, mais quelle différence existe-t-il entre le champ de bataille et le quotidien où chaque nouvelle rencontre pourrait être mortelle? Au moins en temps de guerre, nous savons qui sont nos ennemis. Bien que nous vivions dans un pays relativement socialiste, le marché de travail est dirigé par des forces capitalistes. Si nous voulons garder notre personnel infirmier et valoriser nos travailleurs de première ligne, des incitations simples sont ce dont nous avons besoin. 

Le meilleur argument contre la prime de risque est son coût. Pour payer pour ce programme, on est dans une impasse classique entre la résistance d'augmenter les impôts et le manque de marge budgétaire. Par contre, alors que l'économie commence à se redresser après l'annonce du vaccin Pfizer, nous devons nous poser la question suivante : à quoi reviendrions-nous si ce n'était pas pour nos travailleurs essentiels? Nous avons une dette énorme envers eux. Au début de la pandémie, il est facile d'oublier qu’on accumulait plus de denrées périssables qu'un paranoïaque avec un calendrier maya en 2012. Nous nous attendions au pire, mais nos travailleurs essentiels sont venus à notre secours, en gardant des étagères bien garnies, des salles d'opération propres et des bus à l’heure et sur la route. Pendant que nous récupérions le CERB ou que nous continuions à travailler à domicile dans nos pyjamas sur Zoom, les personnes en première ligne ont été frappées de plein fouet. Soyons clairs : ils nous ont acheminé à travers cette crise. 

Comme si nous étions au-delà de COVID-19, les travailleurs méritent de gagner un salaire qui répond à leurs besoins fondamentaux. La pandémie a mis à nu le grand écart entre les bas salaires que gagnent les travailleurs de première ligne et la valeur essentielle qu'ils apportent à la société. Aujourd'hui, dans une pandémie qui a déjà coûté la vie à plus de 10 000 canadiens, c'est un scandale moral que les travailleurs essentiels risquent leur vie - et celle de leur famille - pour des salaires qui ne leur procurent même pas la dignité fondamentale de la subsistance. La prime de risque est une réponse simple et efficace à un dilemme très compliqué qui ne l'est pas tant, quand on y pense. Les travailleurs essentiels doivent être traités comme tels, et nous devons prendre conscience qu'une pandémie est une période extraordinaire qui exige des mesures extraordinaires. Les travailleurs essentiels ont fait leur part. Il est maintenant temps de faire le nôtre. 


Références :

1. https://health-infobase.canada.ca/covid-19/epidemiological-summary-covid-19-cases.html?stat=num&measure=deaths#a2

2. https://www.cbc.ca/news/canada/manitoba/essential-workers-covid-19-stress-anxiety-coping-1.5751921

3. https://www.ctvnews.ca/health/coronavirus/researchers-show-extent-of-covid-19-spread-in-a-grocery-store-1.5169995

4. https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/nurses-quitting-covid-19-1.5725870

5. https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/jewish-general-hospital-nurses-work-full-time-covid-1.5748784