Quarantaine aigre-douce; une ode aux framboises en plein hiver
À voir les gens aller pendant cette quarantaine, les couples marchant main dans la main au soleil, tout un chacun se remettant à son sport de choix, les aventureux apprenant une nouvelle langue ou un nouvel instrument, les pressés prenant enfin le temps de lire le livre qui traîne sur la table de chevet depuis un an ou encore les enfants ingrats appelant leurs parents plus de fois en une semaine que dans la dernière année, je me pose la question suivante : allons-nous y prendre goût ? Cette pandémie sonnera-t-elle le glas de la culture du travail régnant férocement à coup d’heures supplémentaires et de bonus de performance ? Honnêtement, j’en doute. Je consens que pour la vaste majorité de la population, le stress économique et à leur intégrité physique prédomine. Pour ma part, je dois cependant avouer que de sortir du calendrier finement ficelé du programme de médecine a une saveur aigre-douce. Aigre; de penser que ce sont mes trois petites semaines de vacances d’été qui partent en fumée et que ce sont probablement mes stages à options qui paieront le prix de ce hiatus. Douce; la berceuse de l’inconnu, ne pas savoir où je serai et ce que je ferai le 22 février 2021. Sans cette pandémie, j’aurais pu vous dire que j’allais être au premier cours de ma première semaine du stage MMD 4511 – Médecine communautaire. Maintenant, qui sait. Peut-être medcomm, peut-être autre chose. Mystère.
L’organisation, bien que sécurisante, devient vite un carcan. Penser qu’à pareille date l’an prochain, les étudiants de ma cohorte auront probablement reçu la ligne de texte qui oriente le reste de leur vie et qui les embarque dans un autre deux à cinq ans de calendrier académique rodé à la journée près me rappelle qu’il y a tout de même, pour moi, du bon à cette pause forcée. Ne plus porter le poids de son avenir sur ses épaules en se levant chaque matin, en être à la deuxième semaine de son quatrième stage, deux semaines avant le séniorat, 10 mois avant l’ouverture du portail CaRMS; conforme, supérieur, conforme, conforme; demander une lettre, choisir un stage à option le 14 mars à 19 :00 :00.01 pour avoir la moindre chance; penser que le 1er juillet 2021, tu peux être de garde aux soins intensifs; la marge, les intérêts; conforme, supérieur, inférieur, journal de bord; il te manque une lettre; breakdown.
La crise actuelle vient à mes yeux comme la première réelle menace au monde dans lequel je suis né. Un monde de sécurité, de confort et d’opulence. Un monde dans lequel les plus grands drames d’une enfance sont la mort de grand-maman Luce après 87 ans de bonheur ou encore le voyage en Floride en 2005 annulé à cause de Katrina. C’est la première fois que je me demande ce qu’il va rester après. Encore là, je dis ça, mais je me sens pour l’instant bien peu menacé. Ma session est suspendue pour me protéger, je vis encore sur les mamelles de l’Aide financière, du trésor familial et de la marge à taux-réduit-qui-continue-de-baisser, je me fais livrer mon épicerie, je me remets à la course et j’écoute « Teen Wolf » sur ma grosse TV. Mon plus gros souci, c’est mon CELI; et mon CaRMS, mais un an c’est trop loin : pleine conscience, moment présent, non ? Mais reste que ça se sent. On se demande collectivement si on va pouvoir reprendre comme avant, faire deux trois films bien sentis sur le sujet et reprendre notre erre d’aller, ou si ça va vraiment changer. Et si ça change, comment ? Quelles libertés vont être sacrifiées pour la sécurité? Quels conforts seront choses du passé? L’opulence nous enveloppera-t-elle encore de ses bras pétrochimiques qui gardent au-dedans les douceurs du capital et au-dehors l’horreur de la misère ?
Le simple fait d’être assis à mon bureau et de prendre le temps de philosopher, d’écrire un texte, me cimente dans la position privilégiée que j’occupe dans cette crise. Avoir l’espace et la possibilité de se mettre en quarantaine est une marque de ce privilège. Ne pas vivre avec des dizaines de personnes dans le même espace clos, ne pas avoir à aller travailler pour acheter au jour le jour à peine quoi faire à manger, avoir le temps de réfléchir et non simplement de survivre.
Quel est mon souhait ? Quel genre de changement est-ce que je veux vraiment voir s’opérer ? Suis-je vraiment prêt à sacrifier
mes vacances en Europe ?
mes souliers de course de marche de bal d’intérieur d’escalade de tennis ?
mes framboises en plein hiver ?
mon téléphone à trois caméras arrière et une caméra avant ?
l’idée que mes enfants vont vivre mieux et plus longtemps que moi
que chaque année je serai plus riche
pour laisser à ma mort un portefeuille de valeurs mobilières et immobilières qui leur assurera de pouvoir être chaque année plus riches
jusqu’à leur mort
et ainsi de suite
ad vitam aeternam
ad nauseam
amen
Ainsi soit-il. Moitié d’écran sur ce texte, moitié sur les marchés financiers. Il y a des deals à faire.
Old habits die hard, mais il paraît que le corona est pas mal mortel; surtout pour les vieux.