Pourquoi vous êtes seul
Par Lucas Beaulieu
« I’ll tell you what freedom is to me: no fear. I mean really, no fear! » - Nina Simone
Seul. Un mot peut l’être dans une phrase. CQFD. Un être peut l’être aussi. Seul, isolé, comme un astronaute sur la SSI… Mais encore, la solitude n’est pas de nature purement spatiale. On peut se sentir seul au monde là où du monde n’est jamais loin : en ville, la solitude peut se vivre plus qu’en campagne (1). On peut se sentir près d’êtres chers pourtant à des mers de distance, gracieuseté d’Internet et d’appels de nos grand-mères. Et alors que certains admettent un petit entourage sans peine, d’autres se croient seuls malgré de longues listes d’amis virtuels… Nombreuses sont les nuances tenant compagnie à la solitude.
Qu’est-ce donc qu’être seul? Subjectif, sans doute. Est seul celui qui se sent ainsi, et non que décrètent des critères. Comment donc qualifier ce ressenti? Si je puis me permettre d’y assigner un sens : tel qu’une forme d’impuissance. C’est l’impression de ne plus pouvoir se lier à autrui: non le fait même, mais bien l’impression. Que les autres soient à notre disposition est donc sans importance. On se croit incapable de profiter de leur présence. Pour en faire une ultime reformulation : la solitude n’implique pas la privation de contact humain – c’est l’idée qu’on se fait de ne plus pouvoir pleinement jouir de ce contact.
Parfois, ce manque d’espoir est bien fondé. Un prisonnier se sentira incapable de nouer de nouveaux liens, car ce pouvoir, de fait, lui échappe. Pareil pour un matelot parti longtemps en mer. Ou la victime d’un rejet sociétal total. Les raisons de leur isolement sont extrinsèques à eux : ils y sont condamnés pour plus qu’un instant… D’autres, au contraire, sont maîtres de leur solitude, et ce, souvent, sans le savoir! Ce sont ceux dont le sentiment d’impuissance est d’origine intrinsèque. Des facteurs extrinsèques y jouent certainement un rôle. Mais toujours est-il que ce rôle tient à leur rapport avec la pensée – chose intrinsèque, donc laborieusement modulable, quoique modulable néanmoins.
Ce sont ceux qui se privent de contact humain, car ils se sous-estiment : « Je ne voudrais point les déranger »; « Ils ne m’apprécieront pas »; voire « On se parle et on rit, mais ça ne peut être parce qu’ils aiment ma compagnie ». Tels sont leurs dictons fatals. Au lieu de ponts s’érigent des murs sous la guise d’un siège factice – les autres nous assaillent de jugements, la confiance comme arme défaille – mieux vaut donc rester bunkerisé que s’exposer à la défaite. À citer Paul Simon : « Je suis un roc, je suis une île », se répètent-ils, rassurés.
Mais pourquoi? Pourquoi se déprécier? Pourquoi fuir l’idée de former des liens alors que tant y fleurit? La peur. Assumer sa liberté effraie. Pourtant, c’est l’impératif que pose toute interpellation : nous vivons tous tant d’occasions de nous ouvrir à autrui, reste à saisir l’une de ces chances! Mais encore, la peur persistera tant que lesdites chances s’échapperont… Tant qu’une liberté pleinement vécue ne soulignera l’impertinence de l’effroi… Voilà que certains, par peur, n’assument pas leur liberté, puis faute de liberté inassumée, ne s’affranchissent jamais de leur peur. Impasse oblige, c’est l’impuissance. Un sentiment s’infuse. Ils se voient seuls.
Cette impression s’imprègne d’autant plus qu’existe l’Internet. D’une part, oui, le web nous relie. Comment saurions-nous suivre les bêtises des chats d’amis sinon par le partage de stories? D’autre part, malgré qu’elles se multiplient, nos interactions prennent toutes un aspect distant. L’écran émousse la proximité requise de rapprochements gratifiants. Interpeller autrui ne comble donc plus pleinement l’isolement, mais l’allège néanmoins juste assez pour masquer la source du problème. Car comment se sentir seul alors qu’entouré d’amis (virtuels)? La réponse nous échappe. Pourtant, un malaise plane. Alors on cherche à se distraire – TikTok, YouTube, reels. La solitude persiste. L’inertie s’enracine. On endigue son isolement par complaisance.
Mais enfin, que faire? Chez ceux dont la solitude est d’origine purement extrinsèque, peu. N’étant point souverains des moyens les maintenant dans cet état, ils se doivent de les saisir – chose difficile, voire souvent impossible. Pour mieux endurer le creux du désir alors qu’on ne peut le combler, tamiser notre soif d’autrui se dresse alors comme seule option. Il n’en est pas moins une tâche ardue. Les ascètes témoigneront du mal.
Chez ceux dont le sentiment tient avant tout à la pensée (corollaire de l’idée infondée qu’autrui ne nous apprécie pas), il suffit de se laver le cerveau. Bon, écrit ainsi, peut-être dois-je clarifier… En d’autres mots, il faut se purger de nos nombreux préjugés. Préjugés envers soi, voulant qu’on soit sans valeur. Préjugés envers les autres, leur imputant de fausses intentions. Que se manifeste à leur place l’ouverture, voire une naïveté mesurée : voilà la finalité espérée. Une telle métamorphose s’amorcera lentement. Elle cheminera pas à pas. Après tout, laver un cerveau n’est pas une mince affaire! Suffit de patienter. Et surtout, de ne pas craindre le danger! Que soit assumé l’inconfort de la nouveauté! Le monde ouvre ses bras – c’est à nous de nous y lancer.
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Long, E. (2024, mars 28). Rural Residents Feel Less Lonely than their Urban Neighbours. Récupéré sur University of Glasgow: https://www.gla.ac.uk/news/archiveofnews/2024/march/headline_1059428_en.html