Madame D [Texte gagnant]

par Camille Beaulieu

C’est une journée de chaleur accablante, une de celles qui nous obligent à rester chez soi et à chercher la fraîcheur. Une de ces journées lors desquelles tous ont la mèche courte et se plaignent facilement pour un rien. Je me dirige vers la demeure de Mme D pour une visite chez cette femme en fin de vie, recevant des soins palliatifs à domicile. La fenêtre de la voiture baissée, je ne peux qu’espérer intérieurement que l’appartement de cette patiente soit bien ventilé, ne pouvant m’imaginer moi-même finir mes jours dans une telle chaleur.

Mon superviseur me raconte brièvement l’histoire de cette femme, qu’il connaît lui-même à peine, puisqu’il s’agit d’une patiente suivie par une de ses collègues qu’il remplace. Il s’agit d’une octogénaire souffrant d’un lymphome diffus et recevant depuis un certain temps des soins de confort à domicile. Un transfert en milieu hospitalier était prévu de façon imminente pour cette patiente jusqu’à il y a quelques jours seulement; elle avait alors réclamé l’aide médicale à mourir. Elle l’avait réclamée, et cela allait arriver. Demain.

Aide médicale à mourir, ces mots sortent si fluidement de la bouche de mon superviseur, et pourtant, ils sonnent lourds à mes oreilles de jeune médecin. C’est une chose, d’en entendre parler dans l’actualité et de s’en faire glisser un mot sur les bancs d’école, mais cela en est toute une autre d’aller y faire face pour la première fois.  Je comprends d’un coup l’importance de cette visite, cette dernière visite, à laquelle je m’apprête à assister.

Arrivés devant la chambre de cette dame, j’appréhende ce qui se passera derrière la porte. À peine mis les pieds à l’intérieur, un sentiment de malaise profond m’envahit.

Je suis de trop. Je ne devrais pas être là. La scène se dressant devant moi en est une lourde tout en étant riche en émotions. Madame D est au centre de la pièce, couchée dans son lit qui me semble bien grand pour cette petite dame. Elle rayonne au centre de la pièce par sa sérénité et par la tendresse de son regard. Elle nous sourit avec une bonté que je sens ne pas mériter. Mon superviseur me présente sans que je ne m’en rende compte. « Je suis heureuse de vous rencontrer », me dit-elle gentiment. Autour d’elle, sa famille. Ils sont cinq assis à ses côtés, à l’admirer d’un regard vitreux comme le mien.

Déstabilisée, voilà comment je me sens devant cette scène. Tout geste et toute parole se remettent en question dans ma tête. S’asseoir au chevet de la patiente ou rester à l’écart pour ne pas envahir son intimité ? Parler fort pour bien se faire comprendre par tous ou y aller tout en douceur pour ne pas brusquer ? Tous les acquis des dernières années passées à questionner des patients se remettent en question dans ma tête; j’ai le sentiment de devoir réapprendre la médecine. En effet, je regarde madame D et je n’arrive pas à la considérer comme une patiente. Je ne vois qu’une femme, une femme au regard doux et à l’âme en paix.

Les idées se bousculant dans ma tête, je ne réalise pas que mon superviseur a déjà amorcé la conversation avec Madame. Il lui explique le processus entourant le geste de demain, ainsi que les personnes qui seront présentes. Il termine en lui demandant si sa décision demeure la même. Son regard fatigué aurait pu parler de lui-même, mais elle hoche la tête avec une certitude comme je n’en ai jamais vu encore. « Sans aucun doute », nous dit-elle.

Je réalise à ce point ce que les soins palliatifs, ainsi que l’aide médicale à mourir, font ressortir chez les humains qui en ont recours : la résilience, la force, mais surtout, le courage. En effet, nous trouverons courageux tous ceux qui laissent la maladie entrer dans leur vie, qui la combattent et qui l’apprivoisent dans leur quotidien, mais à mon avis, il faut encore bien plus de courage pour savoir mettre un frein à ce long combat. Madame D nous explique avoir eu un long parcours, un parcours de rechutes et de rémissions, de peur et d’espoir, mais aussi de souffrance. Elle prend une pause et regarde les siens, leur disant d’une voix rassurante : « Maintenant, je ne souffre plus. Je suis bien. Je suis bien, et c’est la façon dont je veux mourir et dont je veux que vous me voyiez mourir. »  Mme D avait eu un long combat, certes, mais au final, elle avait décidé que ce serait elle qui l’emporterait. 

Les paroles de madame s’écoulent dans mes oreilles et prennent tout leur sens lorsque j’observe le décor à nouveau. Certes, la chambre est habitée d’une profonde tristesse, témoignée par les visages silencieux de la famille présente, mais elle est aussi surtout habitée par un fort sentiment d’amour. Les soins palliatifs à domicile permettent à ces derniers moments de vie du malade d’être authentiques, d’être tels qu’il le souhaite, mais aussi, d’être entouré de ceux qui lui sont chers. Je regarde Mme D, qui a le regard plongé vers ceux qu’elle aime, et d’un coup, je ne peux que comprendre sa décision. La scène qui m’apparaissait bien sombre à l’arrivée devient à mes yeux un de ces beaux moments qui nous marqueront à jamais.

La rencontre tire à sa fin. Mon superviseur me demande alors si je souhaite ajouter quelque chose. De nature plutôt volubile, me voilà confrontée à quelque chose de nouveau : le manque de mot. Toute idée de parole me semble inappropriée ou superflue. Je réalise l’art de la communication qu’impliquent les soins de confort. Je réalise également les émotions qui m’ont envahie depuis mon entrée dans cette salle, m’ayant déstabilisée et ne me permettant point de placer un mot dans cette pièce. Les larmes à mes yeux et à six autres paires fixées sur moi, je me sens impuissante. Puis, je regarde Mme D, je me rappelle sa bravoure et son assurance et je réalise que je dois me ressaisir devant cette femme acceptant de partager ses dernières heures avec moi. Maladroitement, je parviens à la féliciter d’avoir pris le dessus sur sa maladie et je la remercie de m’avoir laissé partager ce moment précieux avec eux.

Nous quittons sur cette note l’appartement de Madame, dans le bruit des sanglots qui tentent difficilement de se camoufler et les quelques « à demain » que certains parviennent à glisser tout bas. Demain, je n’y serai pas, mais demain, j’aurai une pensée vers 10 heures pour cette femme fabuleuse que j’ai rencontrée et qui marquera certainement mon parcours médical pour bien longtemps.

De retour à bord du véhicule sur le chemin du retour, le vent de la canicule sur mon visage, je souris en me rappelant avoir craint la chaleur qui allait habiter l’appartement de Madame. Il y avait bien de la chaleur dans cette pièce. Certainement pas une qui nous accable, mais plutôt, une chaleur humaine réconfortante.

Image de couverture: Photographie par Ximeg [Source: Wikimedia Commons]