Monsieur Proulx

par Coralie Michaud

Monsieur Proulx est un homme de 91 ans atteint d’un cancer de la prostate métastatique aux os. En réalité, sa plus grande maladie, c’est sa dépendance aux autres. Il ne supporte d’être laissé seul face à ses pensées et ses émotions. Il désespère de ne pas avoir su trouver son intégrité. Il cherche dans les coins de son appartement le sens de son quotidien qui s’écoule. Il fouille dans son journal personnel pour trouver la raison de son existence qui s’achève. C’est dans ce cahier rempli de notes griffonnées qu’il nous écrit ses journées, comme une œuvre qui nous serait dédiée. Monsieur Proulx nous le présente à notre arrivée :

« 8 :15 – Je me suis réveillé. J’ai mal, mais la douleur est tolérable.

8 :45 – J’ai mangé une compote avec un laxatif, car je ne suis pas allé à la selle depuis quelques jours. La douleur est encore présente.

9 :30 – La douleur a augmenté. »


Monsieur Proulx réside avec son fils. Ils vivent en parallèle, deux générations qui se côtoient sans vraiment s’entremêler. Durant ma visite, je comprends que le fils fait face à ses propres défis, que lui aussi se sent seul dans notre monde. Je comprends que pour le fils de Monsieur Proulx, son quotidien personnel le submerge déjà de responsabilités qu’il a peine à supporter. Pour lui, le rôle de proche aidant est trop complexe, trop peu aligné avec ses capacités. La compassion, la patience, le don de soi ne sont pas des qualités dont il peut se vêtir; s’occuper de lui-même lui donne déjà trop chaud. Ainsi, M. Proulx ne peut s’appuyer sur sa descendance. Il doit garder son équilibre seul tel un funambule avec un spectateur. Ce spectateur qui avec sa santé nargue l’acrobate de sa propre fragilité.

Ce sont le CLSC et les soins palliatifs à domicile qui tentent alors de lui offrir une béquille temporaire. Un moment dans la journée où M. Proulx peut respirer plus facilement, entouré d’aidants oxygène. De courtes périodes où il se sent moins seul dans son corps et dans sa tête. L’infirmière lui offre un contact humain physique, car M. Proulx ne bénéficie de toucher bienveillant qu’à travers les mains de ceux qui le lavent, qui le soignent ou qui le crèment. C’est à ce personnel qu’il peut confier ses souffrances en ayant l’assurance d’être entendu. À chaque visite, M. Proulx se prépare avec introversion à répondre à la question attendue : « Comment allez-vous? »

- J’ai mal aux hanches, j’ai mal au ventre, j’ai mal à la tête, j’ai mal au cœur, j’ai mal dans la tête, j’ai mal dans le cœur, Docteur. 

Devant moi, Monsieur Proulx pleure. Il pleure sans larmes, il cache sa tête entre ses bras, son tronc appuyé sur la table, la lourdeur de ses émotions étalée sur la surface de bois. 

Portrait gestuel de la souffrance. 

L’infirmière me confie alors: « Monsieur Proulx est un bon acteur, il aurait pu en faire carrière… »

Pour moi, cette exagération des manières, bien que caricaturale, ne révèle que l’ampleur de l’enfer que vit cet homme. Que serait une meilleure traduction du désespoir ultime que ce cri du cœur? L’homme devant moins est en douleur. Il a mal partout, sa peine s’est répandue à tous ses nocicepteurs.

Et moi, devant lui, je suis emplie d’un malaise. Comment réagir à cette exposition de toiles d’émotivité? J’ai peur de tendre une main à cet homme qui a peine à garder la tête hors de l’eau : j’ai peur d’être engloutie dans cette mer de larmes sèches. Je me dis que ma naïveté n’est pas prête à accueillir autant de souffrance et je m’en remets à l’infirmière experte. Elle sait créer une distance sécuritaire, elle sait utiliser l’humour comme un baume, elle sait consoler sans se léser. 

Et puis, heureusement pour nous, pour la souffrance physique, on a les médicaments. Ces molécules dont j’apprends à jongler avec les posologies, les indications et les effets secondaires. Monsieur Proulx est « à la patch et aux PRN ». C’est son fils qui lui administre les pilules lorsque la douleur revient trop vite. Je me dis alors que ce ne doit pas être facile de laisser l’autre juger de sa douleur, du mérite de la plainte ou du moment de l’apaisement. Puis, je comprends la perte de contrôle que cet homme vit ses derniers jours et je reconnais également le désir de reprendre emprise sur son quotidien. Parce qu’il est vrai que Monsieur Proulx en a renvoyé plusieurs des préposés lorsqu’ils ne parvenaient à lui répondre ils étaient « préposés de quoi », et il est vrai qu’il peut être très exigeant envers son garçon. Ces actes de révolte ont choqué les soignants qui cherchaient à tisser le plus rapidement possible un filet solide pour assurer la sécurité de leur soigné. Lorsque ce même patient coupe à coup de ciseau dans le travail bienveillant de plusieurs acteurs, ces derniers réagissent, bien entendu. On a envie de baisser les bras, de ménager davantage l’énergie investie ou de taire notre bon sens en écoutant les demandes irraisonnables du patient. 

Là réside un autre des enjeux du cas de M. Proulx. En effet, il est atteint d’un trouble neurocognitif qui affecte ses capacités décisionnelles. Cet homme oublie. Il oublie ses médicaments, il oublie de se laver, il oublie les conversations qu’il a eues au sujet de sa maladie. Pour les soignants, il devient difficile de l'interroger sur ses symptômes hors de l’instant immédiat, de se peindre un portrait du malade ou de juger des besoins à combler. Pour M. Proulx, ces pertes de mémoire contribuent à son sentiment d’impuissance et de perte de contrôle, elles motivent chacune de ses entrées dans son carnet autobiographique, elles l’enragent et le découragent. Mais parfois aussi, elles lui sont salutaires. Ces brèches dans son passé proche lui font office de répit. Des trous noirs dans ses éclats de souffrance. Je crois même que M. Proulx se plaît parfois à s’oublier. Il me l’a dit lui-même, en souriant : « C’est qui, M. Proulx? »

Image de couverture: Photographie par Apostolos Vamvouras [Source: unsplash.com]