Le chat de Schrödinger [Texte gagnant]
par Caroline S.
Quand on y réfléchit, l'être humain passe probablement la plus grande partie de son temps d’éveil à attendre plutôt qu'à faire n’importe quelle autre activité. Pensez-y : on attend l'autobus, l'arrivée d'un professeur au début d'un cours, le numéro de notre commande chez McDo, le moment où le trafic se remettra à rouler, la sortie du prochain épisode d'OD...
Enfin, si ce n'est ce qu'on fait le plus, du moins l'attente n'est étrangère à personne.
Vous remarquerez d'ailleurs, la prochaine fois que vous serez coincé à attendre quelque chose, les différentes réactions des gens. Certains sont inlassablement en train de bouger — de se ronger les ongles, de gigoter ou bien de se tresser les cheveux — tandis que d'autres semblent parfaitement à l'aise, et restent calmement impassibles. Personnellement, je me compte parmi ce second groupe, car je ne manque jamais vraiment de distractions : un appel par-ci, un livre par-là, puis une convo Messenger pour clore le tout.
Cela dit, je peux sans aucun doute affirmer qu’un des pires moments que j’aie jamais vécu, je l'ai passé à faire exactement cela : attendre.
Connaissez-vous l'expérience du chat de Schrödinger ? Car je l'ai vécue, cette expérience : bien que cette fois-là, le chat était ma mère, et la boîte, c'était le bloc opératoire.
Le bloc opératoire où on l'avait emmenée en urgence suite à une intervention dont les risques de complications n’étaient pourtant que de 0,5%.
Tout cela s'est déroulé pendant la première vague de la COVID-19, voyez-vous, et donc elle n'avait droit qu'à une seule accompagnatrice (en l'occurrence, moi). Il était d'ailleurs bien dérangeant pour le personnel, j'ai remarqué, que d'avoir une personne non malade dans un hôpital – ce qui peut être compréhensible en soi, étant donné la gravité de cette fameuse première vague ici au Québec.
Ainsi donc, pour revenir à ma mère, son état s’était détérioré si rapidement que je n'avais eu le temps d’échanger avec elle qu'une seule phrase avant de la voir partir en trombe sur les roulettes de sa civière, entraînée par une tempête de personnel soignant vers le bloc opératoire.
Et puis en un clin d'œil, la salle était redevenue silencieuse, imperturbée, comme si rien n'était arrivé.
Et j'étais debout dans le corridor, ne sachant où aller, ne sachant comment on me retrouverait pour me donner des nouvelles, ne sachant même pas si l’on savait qu'elle était accompagnée...
Je me suis donc si soudainement retrouvée désemparée, comme sur une île déserte, perdue dans un océan d'hôpital.
Bien sûr, je n'en veux pas au personnel soignant pour cela : l'urgence était grande, et un patient en décompensation doit naturellement avoir priorité. Oui, car, comme nous le savons tous, nous sommes dans une profession où quelques secondes de retard peuvent faire la différence entre un code bleu et la stabilisation de l'état du patient.
Non, ce n'est pas de cela que je souhaite discuter aujourd'hui, mais bien de ce qui a suivi.
Vous savez, il n'y a rien de bien sorcier à ce que vais vous raconter : comme elle était partie en urgence et que je ne pouvais pas la suivre, je suis restée là un moment, j'ai demandé de l'information au premier passant qui semblait travailler là, et j'ai trouvé le chemin menant à la salle (ou plutôt, corridor) d'attente.
Puis j'ai attendu.
Or, toutes les distractions que j'utilise habituellement lorsque j'attends ne m'étaient plus disponibles, car mon cellulaire chancelait sur ses pattes, et je me devais d’épargner ma batterie pour donner des nouvelles (que je n'avais pas) à ma famille.
Donc je suis restée là, comme une plante, à regarder les gens passer devant moi, à laisser mon estomac gargouiller de peur que quelqu'un ne sorte du bloc opératoire pour me parler alors que je serais à la cafétéria.
Au départ, chaque fois que quelqu'un sortait du bloc en scrubs, je voyais l'espoir poindre un moment en moi, pensant qu’on m’apportait des nouvelles, ou bien simplement qu’on venait me dire : « Vous êtes l’accompagnatrice de qui, Madame ? Bien, c’est noté, on vous amènera des nouvelles quand on en aura. ».
Mais en vain : les minutes s’étiraient inlassablement en heures…
Et plus le temps passait sans nouvelle, plus j'en venais à comprendre si intimement cette fameuse analogie de la physique quantique que Schrödinger avait utilisée : car quand on ne sait pas ce qui advient d'une personne aimée, on espère qu'elle soit vivante autant qu'on suspecte qu'elle ne le soit plus.
Parfois, je me répétais : « Pas de nouvelle, bonne nouvelle », comme on dit. Je passais mon temps à essayer de me convaincre de cela. Mais tout mon monde se limitait à cela : avoir des nouvelles.
Je n'avais aucune nouvelle.
Et avec le temps, avec le silence radio qui se perpétuait, l’espoir en moi s'est estompé, l'habitude s'est installée, et je me suis faite à l'idée que j'étais devenue comme un arbre dans le décor.
Pour ainsi dire : sans importance.
Négligeable.
De trop.
Les rares fois où j'ai tenté d'obtenir des nouvelles — car je savais bien que le personnel soignant ne se tournait pas les pouces derrière ces portes closes, et je ne souhaitais surtout pas nuire à leur travail —, j'essayais d'aller en chercher en parlant à une infirmière ou à une adjointe administrative, pour me faire chasser tout bêtement avec un : « C'est pas le bon département, Madame » ou bien : « Vous savez, la meilleure façon d'avoir des nouvelles, c'est de rester dans la salle d'attente, et d'attendre qu'on vienne vous voir. »
Éventuellement, une femme — aussi accompagnatrice — est venue s'assoir à côté de moi, et s'est mise à me raconter à quel point : « Ç'a pas d'allure qu'on m'ait dit de venir chercher mon fils quand son plâtre, yé même pas encore enlevé. » À travers mes larmes qui coulaient à flots, ma céphalée de tension et mon masque qui ne servait plus à rien tellement il était mouillé, je l'ai regardée, et j'ai hoché la tête. Après tout, c'était la première fois qu'on venait me parler, et la seule distraction que j'avais.
Ce n'est qu'après environ six heures passées devant le bloc que les portes automatiques se sont ouvertes — à ce stade-ci, je ne faisais plus que les ignorer — et une préposée est sortie avec entrain avant de s’arrêter devant moi avec hésitation. J'ai levé les yeux, elle m'a regardé avec sa boîte à lunch en main, puis m’a demandé : « Vous attendez quelqu'un, Madame ? »
Ramassant les vestiges de mon énergie, je lui ai donné le nom de ma mère, et elle est repartie par les portes d'où elle venait en me disant qu'elle irait aux nouvelles. À peine une minute plus tard, elle était revenue pour me dire : « Oui, la chirurgie est terminée depuis un bout. Ç'a été difficile mais elle est vivante ».
Si elle en a dit davantage, je n'ai rien entendu, car, soudainement pliée en deux, j’ai fondu en larmes, envahie par un soulagement franchement indescriptible.
Le reste de l’histoire, je vous l'épargnerai.
Il est bien malheureux que l'amygdale cérébrale enregistre plus fortement les mauvais souvenirs que les bons, car de tout cela, cette période de limbo reste beaucoup plus gravée en moi que le soulagement si pur et profond que j’ai ressenti lorsque j'ai appris qu'elle avait survécu à la chirurgie.
Et par ce texte, je ne souhaite certainement pas faire la morale à qui que ce soit, ou bien vous dicter une ligne de conduite.
J'espère simplement que lorsque vous verrez une personne en train d'attendre à l'extérieur d'un bloc opératoire, vous penserez à sa souffrance, et tenterez de lui donner des nouvelles.
Ou du moins, vous penserez à vous assurer qu'elle en obtienne quand il y en aura, à ce qu’on sache avec quel patient elle est associée.
Car à ma connaissance, rien n'est pire que de ne pas savoir si le chat de Schrödinger est vivant ou mort.