Le venin des hommes [TEXTE COUP DE COEUR]

Le venin des hommes [TEXTE COUP DE COEUR]

par Sara Boubekri

À l’aurore, des cris résonnèrent dans le silence de la plaine, portant en eux les déchirures d’un combat intransigeant. Ce tumulte de souffrances m’était familier : il m’avait accompagné depuis le premier jour de mon expatriation. Dès que j’eus complété ma résidence en chirurgie générale, je décidai de mettre mes habiletés médicales au profit de la population du Manghanu, victime d’une guerre civile impitoyable. Les clans belligérants s’entredéchiraient pour gagner l’amour d’un même Dieu auquel ils attribuaient des noms différents; que de la haine en résultait. Le conflit dévastateur sévissait déjà depuis deux ans, mais la réconciliation des deux peuples tardait à germer : ceux-ci devraient d’abord faire l’apprentissage de la honte.

Illustration de Laurence Breton-Turbide

Illustration de Laurence Breton-Turbide

Aux limites du village, l’horizon enflammé cracha une silhouette gémissante qui progressait avec peine vers mon hôpital de brousse. Instinctivement, je courus lui porter secours, empoignant au passage une trousse de premiers soins ainsi que la planche de plastique qui faisait office de civière.  C’était un adolescent – si ce terme a toujours un sens dans un monde qui n’en a plus – vêtu d’un uniforme de soldat, qui humectait la terre sèche d’un liquide rougeâtre à chacun de ses pas. Il me fallut arriver à sa hauteur pour réaliser que cette saignée prenait sa source d’un enfant évanescent que le jeune homme transportait sur le dos.


 « Aidez-moi! C’est mon frère, Titu! Il a été blessé dans une embuscade menée par les Rebelles! » sanglotait l’adolescent. 

Ce dernier m’aida à déposer le corps menu sur la civière. Le petit devait avoir huit ans. Il arborait les mêmes atours que son aîné.

 « Chef m’a dit qu’il fallait continuer le combat, que je devais le laisser parce qu’il n’avait aucune chance de survivre... »

J’examinai la cuisse du blessé. L’impact d’une balle y avait laissé une plaie béante qui faisait craindre une hémorragie mortelle. 

« Mais je ne pouvais pas…JE NE POUVAIS PAS! J’ai désobéi aux ordres… Oh, Titu! Je n’ai pas su te protéger. Pardonne-moi… Pardonne-moi… »

Je dus déchirer le pantalon militaire de l’enfant afin d’en garrotter la jambe. La pression ainsi exercée diminua le saignement, mais celui-ci restait inquiétant. L’artère fémorale avait sûrement été touchée. Il fallait agir vite. Le petit respirait. Son pouls était constant. Tenter l’opération d’extraction de la balle sur place : c’était notre seul espoir. Mes gants chirurgicaux enfilés, j’introduisis mes doigts entre les fibres musculaires des quadriceps. Rapidement, je localisai le corps étranger. De la main gauche, je sortis une pince effilée de la trousse de secours. D’un mouvement minutieux, j’extirpai la munition de la chair déchiquetée. 

En observant la pièce de métal, je fus prise d’un effarement qui me laissa tétanisée : l’ogive de la balle était enduite de sybrilum, un redoutable poison qui, déjà, nécrosait la dernière parcelle de candeur de la nation.