Une réforme qui jette de l'huile sur le feu?

Une réforme qui jette de l'huile sur le feu?

par Félicia Harvey

Dix ans après l’implantation du Cursus Triple C, le premier modèle de formation médicale au Canada centré sur les compétences, le Collège des médecins de famille du Canada (CMFC) recommande que la résidence en médecine de famille, qui est d’une durée de 2 ans, soit prolongée à 3 ans. Si elle est mise en place, cette réforme influencera certainement la décision des étudiants en médecine qui s’intéressent à cette formation. Aussi, le système de santé subirait des répercussions alors qu’il peine déjà à répondre à la demande. 

En 2018, le CMFC a mis sur pied le Projet sur les finalités d’apprentissage qui vise à réévaluer le programme de résidence en médecine de famille. La première phase, tout juste terminée, consistait à évaluer l’étendue du rôle et des tâches de l’omnipraticien d’aujourd’hui. À l’amorce de la seconde phase, qui consiste à mettre en œuvre les recommandations soulevées, le CMFC a publié de nombreux rapports sur les conclusions de la première phase qui justifient sa réforme. Premièrement, le Canada a le plus court programme de résidence en médecine de famille des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Sans être futile, cette comparaison comporte néanmoins des failles, puisque les tâches accomplies par les omnipraticiens diffèrent d’un pays à l’autre. Toutefois, le CMFC soutient qu’une année supplémentaire permettrait d’offrir une formation plus complète et d’élargir le registre des soins prodigués par les médecins de famille. Plus particulièrement, la troisième année aborderait des sujets tels que les soins de longue durée, les soins à domicile, la toxicomanie, la santé mentale, la santé autochtone, l’équité en santé, l’antiracisme, les soins virtuels et les technologies informatiques en santé. Deuxièmement, le CMFC croit que les résidents se sentiront davantage prêts et plus à l’aise à la fin de leur formation grâce à ce prolongement. Cela permettrait ainsi d’améliorer la qualité des soins reçus par le patient et son expérience générale. Troisièmement, le Collège considère que la réforme du système de santé passe par une réforme de la médecine de famille, un élément essentiel, qui doit s’adapter aux nouvelles réalités. 

Les priorités de la société québécoise 

À l’instar de tout domaine en innovation constante, la médecine de famille d’aujourd’hui fait face à des enjeux nouveaux qui influencent sa pratique : le vieillissement de la population qui complexifie les maladies et les comorbidités, la crise des opioïdes, l’arrivée de la télémédecine, les nouvelles technologies, l’augmentation des troubles en santé mentale, etc. Ainsi, il est justifié et je dirais même avisé de s’intéresser à l’évolution de la médecine familiale. Puis, de tenter de réformer le programme d’étude pour mieux répondre aux besoins d’apprentissages des futurs médecins. Cependant, est-ce un bon timing ? Non. 

À la sortie d’une pandémie — on l’espère — qui a mis à rude épreuve notre système de santé, nous faisons face à un autre problème : le renouvellement des médecins de famille. En effet, un omnipraticien du Québec sur quatre a plus de 60 ans. Forcément, ils seront nombreux à prendre leur retraite dans les prochaines années. Malheureusement, la relève n’est pas tout à fait au rendez-vous. Premièrement, les nouveaux médecins ont beaucoup moins de patients que les vieux médecins. Mais ne montez pas sur vos grands chevaux, car crier à la paresse et simplement marteler qu’il faut augmenter la prise en charge n’améliorera pas la situation. L’indolence parfois décriée par les médias me semble être une analyse naïve de cet enjeu multifactoriel. On doit certainement s’attaquer à la pénurie dans le système de santé, toutefois, de manière adéquate. 

Mais alors, sommes-nous en bonne posture pour instaurer une réforme ? Réalistement, l’allongement du programme fera en sorte que, pendant un an, personne ne finira sa résidence. Cela nuira à la crise de main-d’œuvre à laquelle les omnipraticiens font face. Également, on observe une perte d’intérêt des étudiants pour la médecine de famille. Même à la suite du deuxième tour du CaRMS (Service canadien de jumelage des résidents), les postes de résidence en médecine familiale demeurent de plus en plus vacants, alors que ceux en spécialité se remplissent sans problème. Par conséquent, à l’heure actuelle, la priorité est d’augmenter l’intérêt pour cette branche. Donc, je me demande si l’énergie déployée pour une réforme est justifiée présentement. De plus, c’est au risque que l’année supplémentaire décourage davantage d’étudiants à s’orienter vers cette carrière.

L’argent mène le monde 

Autant taboue soit-elle, il faut bien aborder la question de l’argent. En effet, une année de résidence supplémentaire aura des conséquences sur le salaire des futurs médecins. Après 4 ou 5 ans à l’université, c’est à la résidence qu’un étudiant reçoit sa première paye ! Le salaire brut s’élève respectivement à 48 292 $ et à 53 292 $ pour la première et la deuxième année de résidence. Si le programme s’allonge d’un an, les résidents toucheront 58 292 $ à la troisième année, ce qui est bien en deçà de ce qu’ils empocheraient en devenant officiellement omnipraticiens. À titre de comparaison, le revenu annuel brut moyen des médecins de famille du Québec est de 369 185 $. Force est de constater que ce n’est pas un argument très encourageant pour les étudiants en médecine qui sortent de l’école avec une dette médiane de 80 000 $, voire plus de 120 000 $ dans 32 % des cas, selon l’Association des facultés de médecine du Canada. 

De plus, quel sera le coût de cette réforme pour le gouvernement du Québec ? Je crains que ce ne soit pas la manière la plus efficace d’investir leur budget pour aider le système de santé qui totalise déjà 43 % des dépenses du gouvernement. Malheureusement, le Collège des médecins de famille du Canada ne propose pas de projection à ce sujet.

Un an de trop ? 

En ne demandant que deux années, la médecine de famille est très attrayante pour les étudiants qui souhaitent terminer leurs études plus rapidement. Pensons à ceux qui ont déjà complété un premier baccalauréat avant les études médicales, aux parents-étudiants, à ceux qui retournent aux études après quelques années sur le marché du travail ou tout simplement à ceux qui veulent en finir avec l’école ! De plus, les années de résidence sont connues pour être particulièrement stressantes et exigeantes. Ainsi, je crains qu’une année supplémentaire diminue le charme de la médecine familiale au profit d’autres programmes, comme la pédiatrie qui dure 4 ans.

Mauvaise presse

Dans l’actualité, la médecine familiale n’est pas très séduisante. D’une part, on décrit l’épuisement professionnel auquel font face de nombreux médecins généralistes. Avec raison, on veut mettre en lumière cet enjeu afin d’attirer l’attention des décideurs publics. D’autre part, depuis quelques années, les omnipraticiens font l’objet de critiques de certains élus de la CAQ ainsi que de la population, comme quoi ils n’en feraient pas assez ou qu’ils seraient payés trop cher. Par conséquent, de nos jours, le chemin de la médecine familiale n’est pas le plus aisé. Un autre motif qui ne risque pas de motiver de jeunes étudiants à s’y lancer… 

Sur-sur-spécialisation  

Une préoccupation qui revient fréquemment au sein du corps étudiant est le manque de clarté concernant les certificats de compétence additionnelle (CCA). Ces programmes, d’une durée de quelques mois à une année, offrent la possibilité aux omnipraticiens de se « sur-spécialiser » dans un domaine précis tel que la médecine d’urgence, la périnatalité, la toxicomanie, la médecine du sport et de l’exercice, les soins palliatifs, les soins aux personnes âgées, le clinicien érudit et la médecine hospitalière. Ces derniers sont actuellement très contingentés. Ainsi, plusieurs résidents intéressés à poursuivre leur formation sont refusés. Toutefois, le CMFC n’a toujours pas clarifié ce qu’il adviendrait des CCA si la réforme était implantée. Plusieurs étudiants craignent que la troisième année ne remplace pas les CAA. Cela ajouterait une autre année supplémentaire (soit un total de 4 ans) pour ceux qui souhaitent se spécialiser. Si une telle décision est prise, on observera certainement une diminution de l’intérêt pour ces formations. 

Je crois qu’une solution réaliste dans le contexte actuel serait d’offrir une troisième année de résidence optionnelle. Par exemple, en augmentant l’accessibilité aux CCA pour ceux qui souhaitent approfondir leurs connaissances ? Ainsi, les résidents qui se jugent mal préparés avec une formation de 2 ans pourraient décider de faire cette année supplémentaire, sans affecter les autres qui se sentent à l’aise de débuter leur pratique. Notons que selon un sondage réalisé par la Fédération des médecins résidents du Québec (FMRQ) auprès des médecins finissant leur résidence en médecine familiale, 90 % affirment avoir été « bien » ou « très bien » préparés. Cependant avec l’ajout d’une formation facultative, la question du salaire reviendrait certainement sur la table. En effet, les étudiants qui ne prendraient pas l’année additionnelle ne devraient pas recevoir un salaire plus élevé que ceux qui poursuivent leur formation. Pour inciter les résidents à compléter la troisième année, un système de compensation financière échelonné sur quelques années pourrait être une mesure envisagée pour pallier cette iniquité. 

Et nous là-dedans ? 

Et maintenant, mon sujet préféré : la participation des étudiants dans l’arène politique ! L’Association des étudiantes et étudiants en médecine de l’Université de Montréal (AÉÉMUM) a sondé les étudiants et étudiantes en médecine de l’UdeM (campus Montréal et Mauricie) pour connaitre leur opinion sur cette réforme du programme de résidence (voir figure 1). Ce qui ressort de ce sondage, c’est la différence entre les étudiants au préclinique (1ère et 2e années du programme de médecine : cours à l’université, théorie, examens) et ceux à l’externat (3e et 4e années du programme de médecine : stages en hôpitaux). On observe que les externes sont davantage en faveur de l’ajout d’une troisième année que les étudiants au préclinique. Il serait intéressant de savoir pourquoi les externes voient cette réforme d’un œil plus favorable que leurs collègues moins avancés dans leurs études. Est-ce que leur expérience à l’externat les aurait convaincus qu’une formation de deux ans est trop courte ? Ou est-ce plutôt parce qu’ils sont tombés amoureux de la profession, et qu’ils considèrent la 3e année comme une opportunité d’approfondir leur apprentissage ? 

Le 26 novembre dernier, l’AÉÉMUM a participé à une rencontre conjointe avec les associations étudiantes des autres universités de la province pour présenter l’opinion des étudiants devant la Fédération médicale étudiante du Québec (FMEQ). Christina-Maria Maalouf, présidente de l’AÉÉMUM, ainsi qu’Emanuel Louis, responsable aux affaires externes, en entrevue avec Le Pouls, ont rapporté que les différentes associations étudiantes partageaient la même opinion. Ainsi, la FMEQ a adopté à l’unanimité une motion qui « ne recommande pas, pour le moment, l’ajout d’une troisième année obligatoire aux programmes de résidence en médecine familiale ». La pertinence dans le contexte actuel a été questionnée compte tenu de la pénurie et du manque d’intérêt des étudiants. 

Figure 1 : Sondage réalisé par l’AÉÉMUM

De plus, la FMEQ appuie la FMRQ dans leur démarche pour augmenter l’accessibilité aux formations supplémentaires comme les CAA.  

Pour le moment, l’enjeu crucial en médecine de famille est le manque de médecins. Ainsi, les actions présentes et futures doivent avoir pour objectif de pallier ce manque de ressources. Alors, quel est le plan du CMFC ? Proposer une réforme est souhaitable, mais elle doit s’articuler dans le contexte actuel. Selon moi, les priorités sont d’évaluer si la réforme augmenterait ou non l’intérêt pour cette formation et de déterminer les actions qui devraient être effectuées pour accroître les effectifs si la réforme est instaurée, par exemple, en augmentant le nombre d’étudiants en médecine ou en facilitant la reconnaissance des diplômes étrangers. Cela étant dit, Le Pouls continuera de suivre cette situation de près, puisque les étudiants en médecine seront les premiers à subir les conséquences de cette décision !  


Sources:

(1) Le Collège des médecins de famille du Canada, « Le Projet sur les finalités d’apprentissage : Quelles sont les prochaines étapes ? », PDF

(2) Le Collège des médecins de famille du Canada, « Préparer la relève en médecine de famille », PDF, 2022

(3) Faculté de médecine de l’Université de Montréal, Département de médecine familiale et de médecine d’urgence, « Résidence en médecine de famille : Présentation générale du programme », [web]

(4) Porter I., « Le quart des médecins de famille retraités ne sont pas remplacés », Le Devoir, 2022

(5) Breault P., « Médecin de famille, profession en péril », Le Devoir, 2022

(6) Cousineau M., « La médecine familiale encore boudée par les finissants », Le Devoir, 2022

(7) Boily D., Gentile D., « La pression de Québec choque les médecins de famille », Radio-Canada, 2022

(8) Boily D., Gentile D., « Médecins de famille : la prise en charge chute sous les 80 % », Radio-Canada, 2022

(9) Gestion financière MD, « Combien gagnent les médecins résidents au Canada ? », 2022

(10) Gestion financière MD, « Combien gagnent les médecins de famille au Canada ? », 2022

(11) FMEQ, « Guide des résidences 2020 », PDF

(12) Gestion financière MD, « Le guide indispensable du financement des études de médecine », 2022

(13) Laforest A., « Des coûts en santé “insoutenables”, dit le ministre Dubé », Le Journal de Québec, 2021 

(14) FMEQ, « Motion concernant le projet d’allongement de la résidence en médecine familiale », Conseil général de la FMEQ le samedi 26 novembre 2022

(15) Fédération des Médecins Résidents du Québec, « Rapport sur la réévaluation de la résidence en médecine de famille », 2020