Prendre soin des autres, prendre soin de soi

Prendre soin des autres, prendre soin de soi

par Joseph Abou Jaoude


Petite mise en contexte, ma transition entre le Cégep et l’université a été assez houleuse. En effet, d’une part, j’avais plusieurs problèmes personnels qui s’accumulaient et qui ne semblaient pas se régler; d’autre part, étudier pour rentrer en médecine était très taxant sur mon corps et mon esprit. Ainsi, finir le Cégep était pour moi un aboutissement, la ligne d’arrivée, après laquelle j’allais célébrer. Mais au lieu de recevoir une coupe de champagne, j’ai reçu dix ans d’études supplémentaires, étant donné que je m’étais engagé dans le doctorat de médecine, et mes problèmes personnels ne m’avaient pas permis d’y penser et de m’y préparer. Ainsi, je suis rentré en état de burnout – non diagnostiqué – à l’université et j’ai vécu une prémed assez grise, floue, décevante et stressante.


L’été arrivant à grands pas, j’ai commencé à me chercher un emploi et je suis tombé sur un camp de jour adapté aux adultes ayant des polyhandicaps physiques et mentaux. Après avoir appliqué, mon entourage me demandait constamment si j’étais sûr de mon choix et si je comprenais réellement dans quoi je m’embarquais. Ils avaient raison, je ne le savais pas. Je ne savais pas à quel point l’expérience allait être enrichissante, autre que monétairement. Je ne savais pas si j’allais être à la hauteur ou si j’étais trop sensible, vulnérable, et que j’en sortirais traumatisé. Bon, j’avais besoin d’un emploi, l’horaire et le salaire me convenaient, je me suis dit qu’il était temps que j’essaie quelque chose de nouveau. Qui sait, peut-être que cette expérience allait-elle me faire du bien?

Premier jour de travail, j’arrive à la réception et ce ne sont pas mes collègues qui m’accueillent, mais bien Khaled*, un usager qui parlait dans son langage inventé. Il m’a accueilli chaleureusement, tellement que je ne savais pas comment réagir : il traçait frénétiquement des lignes imaginaires avec son index autour de mon corps, de ma tête, n’arrêtait pas de parler et venait percuter sa tête contre mon épaule avant de repartir de plus belle. Puis, ma nouvelle supérieure est venue me secourir de mon désemparement et m’a expliqué que Khaled était toujours content de voir de nouveaux visages : c’était sa façon de leur dire qu’ils sont les bienvenus. En rétrospective, je crois que c’est le meilleur accueil à un nouvel emploi que j’aie jamais eu, surtout si on le compare à mes autres emplois où une présentation fabriquée, professionnelle et froide était la norme.


La chaleur, l’humanité, que c’est beau! Après cet accueil inédit, j’ai compris que mon rôle là-bas était d’aider à nourrir ceux qui en avaient besoin et d’animer des activités. Voir Gia, 26 ans, comblée de bonheur lorsqu’elle mangeait son fromage « P’tit Québec » le matin; voir Micheline, 82 ans, rayonner de fierté à la suite d’un bricolage qu’elle considérait réussi; voir Mathumithan, 24 ans, obnubilé par le jeu sensoriel qu’il s’est créé où il échappe à répétition des bâtons dans son bol, tous semblaient trouver leur petit bonheur, s’en contenter et le propager aux gens qui les entouraient. Voilà la première leçon que j’ai apprise : le bonheur est simple et nous, les neurotypiques, cherchons à le compliquer. Nous voulons toujours faire plus et décrocher la lune, quand il faut plutôt ralentir, prendre le temps de profiter et être reconnaissant pour tous les petits moments, pour tous les petits gestes qui pourraient nous faire plaisir. Effectivement, à cause de la rentrée à l’université, j’ai mis toute mon attention sur la force de ma candidature en pensant que c’est ce gros objectif qui allait m’aider à m'épanouir. Bien sûr, n’avoir aucune ambition n'est pas la bonne solution, mais simplement se rappeler de ralentir parfois et de profiter de son plat, des moments passés avec sa copine ou son copain, de rire de son ami qui « int » à League of Legends, de réellement se concentrer sur chaque rep au gym, voilà ce qui forme réellement le bonheur.


En plus, j’ai réalisé que les soins, les encouragements, l’aide qu’on prodiguait aux usagers avait un énorme impact sur leur quotidien et sur leur bonheur. Sauter et danser avec Raphaëlle, 45 ans, polyhandicapée et capable de seulement bouger son bras droit, faisait sa semaine. Jouer à Connect 4 ou à UNO avec Khaled – qui est devenu mon meilleur ami là-bas – était le moment fort de sa journée. Danser avec Daron, 20 ans, sur Just Dance le mettait dans la meilleure des humeurs. Stimuler sensoriellement Miguel, 28 ans, en soufflant des bulles autour de lui le menait au septième ciel. Voilà une autre leçon importante que j’ai retenue. Encore une fois, dans le but de me surpasser et de réussir académiquement, je me suis renfermé sur moi-même et je fournissais surtout des efforts pour bonifier ma candidature. J’avais oublié à quel point prendre soin des autres, leur faire des petits gestes, des cadeaux, pouvait être valorisant et épanouissant pour moi. En fait, bien que ça ne fait pas de mal du tout et bien au contraire, le plus important n’est pas de réussir académiquement, professionnellement et financièrement : ce qui me valorisait le plus, c’était de prendre soin des gens et de voir à quel point j’avais le pouvoir d’impacter positivement la vie de ces personnes et, par extension, la vie de tout le monde, si je prenais le temps de poser des petits gestes en leur direction.

Illustration par Florence Séguin

Non seulement j’ai beaucoup appris grâce aux usagers, mais j’ai beaucoup appris de mes collègues. Jessica, 37 ans, est une femme d’origine haïtienne qui m’a raconté son histoire de vie et qui a remis plusieurs choses en perspective. Elle m’a expliqué qu’elle a fui son pays avec une somme modique d’argent – sans préciser la raison, je n’ai pas cru pertinent de lui demander – pour aller au Brésil, où elle a eu son premier enfant. De là, elle a fait beaucoup de marche et de transport terrestre pour se rendre au Panama, d'où elle a pu aller jusqu'en République Dominicaine en bateau. De là, elle a fait 10 autres pays en Amérique du Sud avant d’enfin pouvoir arriver aux États-Unis. Après son arrivée, elle a dû quitter le pays clandestinement et prendre un autobus spécifique de Boston vers les frontières, où elle s’est déclarée réfugiée canadienne. Rappelons-le, tout ça avec un bébé. Tout ça pour quoi? Pour être dans un pays sécuritaire où elle et son enfant allaient pouvoir s’épanouir. Moi? Je suis né ici. Mes problèmes comparés à ce que cette femme a bravé? Ridicules. Je ne prétends pas être aussi fort que cette femme, loin de là, mais voir que même une épreuve si immense a pu être surmontée m’a grandement motivé. Même si mes problèmes personnels ne sont toujours pas réglés, ils ne représentent pas une fatalité, ça peut changer pour le mieux. Bref, cette femme est une grande source d’inspiration et je suis très reconnaissant de l’avoir rencontrée.

Somme toute, l’été est fini et mon poste saisonnier avec lui. Néanmoins, j’en ressors rafraîchi et, contrairement à l’année passée, je suis loin du burnout. J’ai envie de vivre, de profiter de la vie, de prendre soin de mes proches et je me sens assez fort et assez inspiré pour reprendre mes études médicales. Cette sphère d’emploi stigmatisée et dont on avait tenté de me dissuader a été l'un des meilleurs cadeaux que j’aie jamais reçu. Je suis sorti de ma zone de confort et j’ai pu me redécouvrir et recommencer à vivre. C’était simplement quelque chose que je voulais partager, un texte positif, pas polémique, une petite touche de bonheur dans ta journée, cher.ère lecteur.trice. J’espère que tu en ressors de meilleure humeur, voire inspiré.e!