Biscuits chinois
Par Lucas Beaulieu
Depuis quelques années, ma mère collectionne les messages issus de biscuits chinois. Non, elle n’œuvre pas à créer un quotebook légendaire, ni à devenir disciple d’un Confucius à la syntaxe parfois douteuse. C’est un moyen de conserver les souvenirs associés à ces repas en famille au terme desquels, le ventre bien rempli, un petit bout de papier suscite discussions et rires. Pourtant, ces messages si évocateurs constituaient somme toute peu. Une phrase, une pensée, une morale. Voilà tout. A posteriori, une réflexion n’a pas à s’étaler pour nous étaler toute sa valeur, que cette dernière soit ou non celle qu’espérait nous exposer son auteur.
C’est dans un tel esprit de concision que j’ai choisi de mettre sur papier la série de courtes pensées qui suit, à prendre ou à laisser, voire à ridiculiser. Seul ou entre amis, un midi ou tard la nuit. Peut-être vivrez-vous alors des moments comparables à nos repas orientaux en famille, où idées, débats et railleries s’échangent au rythme du craquement des biscuits… Sur ce, bonne lecture.
Délices
À mon avis, les aliments « délicieux » se répartissent en deux grandes catégories. D’un côté, il y a la nourriture qui exprime de manière prononcée un goût principal – le sucré ou le salé – accompagné de touches d’une ou deux saveurs secondaires (l’aigre, l’amer, l’umami, le gras, etc.). Pensez poutine, pizza, croustilles (salé + gras), barres de chocolat (sucré + amer), divers fruits (sucré + aigre) et ainsi de suite. D’un autre côté, il y a les mets qui ne sont dominés par aucun goût singulier. Non pas parce qu’il s’y reflète une absence de saveurs, mais plutôt parce que ces dernières y ont été équilibrées de manière à se compléter, formant un tout plus délicieux que la somme de ses parties. Dans cette catégorie se rangent généralement les plats de haute cuisine incorporant des ingrédients variés, où se mêlent bien souvent sucré et salé, avec en accompagnement de nombreuses autres saveurs. Comme vous l’aurez deviné, il est habituellement plus difficile (et normalement plus dispendieux) de préparer des recettes de ce genre. Or, malgré une telle exigence, de nombreux palais – celui de ma sœur en prime – préfèrent la simplicité des plats de la première sorte. Et il n’y a rien de mal à ça. Pour ma part, cependant, les nuances propres à ceux de la seconde variété ont toujours su faire frétiller mon cœur. Ou mes papilles, plutôt.
Sourire
Les plus analytiques parmi nous avanceront la thèse suivante : mieux vaut réprimer les émotions (ne relevant d’aucune démarche logique) en vue de maximiser l’attention portée aux raisonnements (inhéremment logiques) effectués quotidiennement. La capacité de raisonnement étant intrinsèque à la productivité et à l’avancement dans bien des sphères de la société, ainsi aboutirait-on à un état de bien-être supérieur. Alors se justifierait un retrait émotionnel. Or, l’être humain est complexe. Son comportement échappe bien souvent à la logique. Ainsi, alors qu’on pourrait être porté à croire que, la raison et la sentimentalité étant si souvent opposées dans les œuvres culturelles que nous consultons, la prépondérance de l’un de ces éléments nuirait à l’expression de l’autre, une constatation divergente s’impose. Le bonheur nourrit notre pensée, dont notre capacité à raisonner. Qui se considère moins apte à réfléchir dans un état mental positif que dans un état mental neutre, voire négatif? Bien qu’il soit admissible que cette question laisse place à une certaine subjectivité compte tenu de la variabilité entourant la nature du bonheur vécu, j’estime tout de même que seule une minorité répondrait qu’une bonne humeur entrave leur processus de raisonnement.
La corrélation entre positivité de l’état mental et qualité de la réflexion maintenant établie, un impératif tout à fait logique se dresse : souriez. Le sourire est la transposition physique du bonheur. Et comme l’action précède bien souvent la pensée – adapter son attitude à un nouvel état dans lequel on se serait placé, n’est-ce pas tout à fait humain? – une auto-imposition de ce dernier risque fort d’insuffler ce dont il constitue la manifestation : la joie. Ou pour reformuler plus simplement : en ce qui a trait à la bonne humeur, fake it till you make it. Même si rien n’en résulte, au moins aurez-vous essayé, et ce, sans grands sacrifices. C’est en vous laissant emporter par votre sourire que vous jouirez non seulement des bénéfices d’ordre sentimental des émotions positives, mais également de leurs retombées de l’ordre de la raison. En voyant la situation ainsi, comment les plus analytiques parmi nous daigneraient-ils nous cacher leurs belles dents? Qu’auraient-ils à perdre, au fond…
Naïveté et cynisme
Est-ce préférable d’être naïf ou cynique? Ni l’un ni l’autre n’est souhaitable, répondra-t-on. Ou sinon optera-t-on pour un juste milieu : il faudrait faire suffisamment confiance aux autres pour contrer l’isolement et favoriser l’apprentissage, tout en s’en méfiant assez pour éviter les dangers qu’ils peuvent représenter. À mon avis, la première de ces approches, soit le rejet simpliste de la dichotomie naïveté-cynisme, constitue un renoncement regrettable des bénéfices conférés par chacune de ces dispositions. Comment développer des relations aussi intimes, intégrer des informations aussi originales, puis faire preuve d’une ouverture d’esprit aussi étendue si on refuse d’être le moindrement naïf? Simultanément, comment douter sainement et naviguer dans la brutalité du monde sans un minimum de cynisme? La seconde de ces approches, soit la visée d’un juste milieu, comporte aussi une faille majeure : elle laisse place à une ambiguïté pouvant déboucher sur une confusion. En résulte une complication de son applicabilité. Car comment se définir comme personne simultanément naïve et cynique alors que ces attitudes se contrecarrent?
Malgré cette apparente discordance, il demeure que cette approche me paraît préférable. Or, je lui proposerais une autre conception. Plutôt que de voir le cynisme et la naïveté comme étant applicables simultanément (chose que sous-entend le terme « juste milieu » en réunissant ces deux attitudes sous la bannière d’une seule), il faudrait les traiter comme des attitudes à employer, oui, par une même personne, mais uniquement sélectivement, soit à différents moments selon la convenance du contexte. L’enjeu serait temporel, alors… Au lieu de nous questionner sur s’il est préférable d’être naïf ou cynique, ou encore, à quel degré il faut faire preuve de chacune de ces attitudes, demandons-nous plutôt la chose suivante : quand doit-on s’emballer dans notre naïveté et quand faut-il s’offrir à notre cynisme? Bien qu’aucune de ces dispositions ne semble préférable de façon absolue, certaines circonstances exigent incontestablement l’une plutôt que l’autre. Il suffit de bien choisir son moment.
Sentiments
Le pire des sentiments, c’est de savoir que ce que tu veux n’est pas ce qu’il y a de mieux. Pour soi, pour autrui, pour le monde. Que faire alors si on en vient à le ressentir? Une conclusion unique s’impose : toujours faut-il tendre vers le bien, soit vers ce qu’il y a de mieux. Malgré que cela puisse sembler cruel, il ne faut surtout pas oublier que ce que l’on veut peut également être ce qu’il y a de meilleur et que ce que l’on pense vouloir ne correspond pas toujours à notre volonté véritable : parfois, le pire des sentiments ne tient qu’au fait que cela nous reste à reconnaître.
Intelligence
Comment définir l’intelligence? La question a maintes fois été posée et maintes fois contestée. À mon tour donc de m’exposer à la critique avec une définition. À mes yeux, l’intelligence est « la capacité de faire abstraction et d’en appliquer l’aboutissement ». Bon, oui, c’est vague comme sens. Mais compte tenu de la nécessité de cadrer les multiples volets du terme (intelligence émotionnelle, sociale, manuelle, etc.), comment éviter qu’il en soit ainsi? J’espère tout de même avoir réussi à y lier deux éléments que je juge essentiels à inclure. D’abord, la capacité d’abstraction. Elle représente l’aisance avec laquelle on manipule et relie dans notre espace mental (consciemment ou non) les données auxquelles nous expose la réalité ou toute inspiration innée. Ensuite, il y a la capacité d’appliquer ce à quoi aboutit la mise en marche de cette capacité d’abstraction. Ce second aspect est tout aussi important que le premier, puisqu’on peut bien être un génie dans notre sommeil, mais si au lever du soleil nos habiletés cognitives se tamisent et que ne persiste aucune manifestation de leur grandeur, peuvent-elles vraiment être considérées comme contribuant à notre intelligence?
Passion
Notre société valorise immensément l’intelligence. Insuffisamment même, diront certains. Les emplois les mieux rémunérés et prestigieux sont bien souvent ceux qui requièrent un niveau de formation avancé, que l’on associe généralement à la brillance. Le système scolaire récompense l’intelligence en faisant valoir qu’elle représente le déterminant principal de la valeur de nos résultats d’examens (chose incertaine). Qui plus est, mettre en doute l’intellect d’une personne représente généralement une grave insulte. Et cette exaltation est justifiée à bien des égards. C’est à l’intelligence humaine que sont en grande partie attribuables nos accomplissements majeurs en tant qu’espèce : le premier alunissage, l’élaboration de la théorie de la gravité, l’invention de la poutine, etc. Or, un autre ingrédient, bien connu, mais souvent bien moins valorisé, sous-tend de manière encore plus importante l’ensemble de ces réalisations : la passion. Car comment appliquer l’intelligence (le moyen) sans passion (la volonté)? Alors qu’un Einstein se résignant à une paresse absolue n’aboutirait à rien, il est possible (mais certainement difficile) d’accomplir de grandes choses avec une motivation brute en dépit d’un manque d’intelligence. Pensons ici à des processus s’opérant sans l’application de la moindre capacité d’abstraction, comme l’évolution : au terme d’innombrables mutations aléatoires, le désir de survivre et de se reproduire – qui équivaut à mon avis à une passion – parvient bêtement à former des êtres vivants merveilleusement adaptés à leur environnement. Lentement, oui, mais avec un succès incontestable. De retour à l’humanité, comment tout progrès se serait-il réalisé si la passion ne nous avait pas motivés à nous déloger de l’inertie, à concevoir un futur au-delà de notre présent en vue duquel mettre en œuvre nos intelligences? En tant que condition préalable à l’exercice novateur de l’intellect, la valorisation de la passion se justifie d’elle-même.
Utopie
Ma conception de l’utopie, telle que la vôtre, je suppose, propose un niveau d’abondance pour tous au minimum équivalent, mais idéalement supérieur à ce dont jouit le Canadien moyen actuellement. Pourtant, comme vous l’aurez sûrement déjà entendu ailleurs, si chaque terrien consommait autant qu’un Canadien moyen, la biocapacité de notre planète serait largement dépassée (encore plus qu’elle ne l’est déjà) (1). Comment donc concilier cet espoir de voir tous vivre dans un état d’abondance relative avec la finitude des ressources de la Terre? À moins que se matérialisent des innovations actuellement inconcevables, une aggravation de la tragédie des biens communs semble inévitable à moins que soit acceptée ou une réduction de la part de ressources à laquelle chacun a accès, ou une réduction du nombre de personnes accédant au pool de ressources. Comme la première de ces possibilités impliquerait fort probablement un abandon de l’objectif de garantir un état d’abondance pour tous, la seconde semble être la seule à respecter notre conception d’utopie. Elle qui soutient la nécessité de maintenir une population plus petite…
Peut-être avancerez-vous l’objection suivante. Réduire la population… Mais comment? Tuer? Instaurer un système de contrôle de la reproduction humaine à la Brave New World? Comment intervenir sans brimer les libertés individuelles… Mais rassurez-vous : presque partout, les taux de fécondité sont en baisse depuis des décennies (2). L’ONU estime également à 50% la probabilité que la population mondiale cesse de croître naturellement d’ici la fin du siècle (3). Reste à savoir si cette tendance se maintiendra, puis si d’ici l’atteinte d’une population plus modeste, ceux qui l’auront précédée n’auront pas rendu inatteignable l’abondance universelle promise. L’utopie rêvée du futur tient donc au présent. Agissons en conséquence.
Culture
Depuis que j’en suis capable, j’absorbe quotidiennement des informations issues à la fois des sphères culturelles québécoise et canado-américaine. J’ai alors pu constater que (surprise!) deux groupes qui se réfèrent à des valeurs communes et à des racines historico-culturelles différentes perçoivent parfois les choses différemment. En résultent naturellement des débats. Surtout dans le contexte particulier du Québec, qui partage un même gouvernement fédéral avec d’autres nations.
De cette immersion biculturelle, je ne peux dire qu’une chose : quelle chance! Quelle chance d’avoir pu façonner mes opinions en puisant dans deux bassins de pensée plutôt qu’un! Quelle chance d’avoir ainsi pu comprendre à quel point la culture façonne notre perception du monde! Mais à ce sentiment je me dois de fixer un astérisque relevant d’une certaine déception… Du fait que nous sommes universitaires, résidents du Québec et citadins pour la plupart, nous vivons dans un environnement très propice à l’exposition à plus d’une culture, que nous soyons immigrants ou non. Mais un tel fait se fait rare ailleurs. À l’échelle de l’Amérique du Nord, il est inhabituel de trouver des communautés ne relevant pas de l’immigration récente s’aventurant au-delà de la bulle culturelle dominée par les États-Unis (dans laquelle j’engloberais aussi la partie anglophone du Canada en raison de sa proximité, de sa langue commune, puis du volume de ses échanges [voir : Drake] avec nos voisins du Sud). En effet, en considérant le calibre de ses industries culturelles (pensons au géant qu’est Hollywood), il est tout à fait possible de concevoir qu’un individu puisse passer l’entièreté de sa vie sous son joug sans désirer s’en échapper. En découle un grand risque d’aveuglement à l’égard de tout au-delà de cette unique culture. S’ensuit une réduction des questions posées quant au rôle du déterminisme culturel dans nos vies, chose qui, à mes yeux, constitue un appauvrissement majeur d’ordre relationnel et intellectuel. Ainsi s’expliqueraient en partie le stéréotype de l’Américain inculte et plusieurs notions d’exceptionnalisme répandues par les disciples d’Oncle Sam.
Le danger couru par l’isolement culturel indique à quel point il est important de protéger et de jouir d’une culture locale, aussi petite soit-elle par rapport à des hégémons du rang des États-Unis. Ainsi la maintenons-nous comme point de référence et de comparaison vis-à-vis d’autres horizons culturels. Car tandis qu’il est facile de s’exposer à une culture plus dominante que la sienne, se motiver à s’échapper d’une bulle culturelle immense alors que tout nous y est déjà offert est une tâche plus difficilement accomplie… Comme preuve : le taux de bilinguisme au Québec – dont la bulle culturelle principale, francophone, se limite largement à la province – l’emporte nettement sur ceux des autres provinces canadiennes (4) – dont la bulle culturelle se confond avec celle des États-Unis, énorme. Pas besoin d’apprendre une autre langue alors que l’anglais nous y offre déjà tout! Mais alors nous échappe la beauté d’une nouvelle perspective… Quelle tristesse!
Overthinking
Comment savoir si on souffre d’une propension à réfléchir à outrance? Étape 1 : écrire un article un peu trop long pour Le Pouls. Étape 2 : vivre une révélation. Et voilà, le tour est joué!
Sources:
(1) Global Footprint Network. (2023). How many Earths? How many countries?. Earth Overshoot Day. https://overshoot.footprintnetwork.org/how-many-earths-or-countries-do-we-need/#:~:text=The%20Ecological%20Footprint%20for%20the,if%20everyone%20lived%20like%20Americans.
(2) United Nations Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2022). World Population Prospects 2022: Summary of Results. UN DESA/POP/2022/TR/NO. 3., p. 13
(3) Ibid., p. 27
(4) Statistique Canada. (21 juin 2023). Le bilinguisme français-anglais au Canada : tendances récentes après cinq décennies de bilinguisme officiel. Statistique Canada. https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2021/as-sa/98-200-X/2021013/98-200-x2021013-fra.cfm#shr-pg0