Le Pouls

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Dans une dystopie près de chez vous...

par Rania Bohsina

Selon vous, notre société actuelle se rapproche-t-elle d’une utopie ou d’une dystopie? Pendant que vos neurones en pleine effervescence débattent ardemment sur cette question qui nécessite tout votre esprit critique, je vous invite à lire la suite pour nourrir votre réflexion. 

L’origine de ce genre littéraire est attribuée tout d’abord à l’émergence du genre utopique, qui eut lieu en 1516. En effet, le mot « utopie » a été utilisé pour la première fois par Thomas More dans son œuvre éponyme. Dans celui-ci, More fait la description d’une société parfaite avec un régime politique et système religieux parfait, dans lequel tout le monde vit en parfaite harmonie avec des valeurs identiques. Pour lui, le but de cette idéologie était de peindre indirectement un portrait satirique de la société de son époque, en laissant comprendre qu’une réalité utopique, quoique impossible à atteindre, faisait réfléchir le lecteur sur l'oppression et l’injustice qui régnaient dans son quotidien.


Commencement

Le premier usage du mot « dystopie » est conféré à John Stuart Mill, environ 350 ans plus tard (1868), lors d’un discours au Parlement britannique. Ce mot a été utilisé pour dénoncer les Land Ireland Acts qui allaient être mis en place deux ans plus tard, de 1870 à 1881. 

« Le talon de fer », par John London, publié en 1908, a marqué le début de la dystopie moderne dans la littérature. Quelques années plus tard, dans son roman intitulé « Nous », Yevgeny Zamyatin brosse le portrait d’un monde situé dans le futur, caractérisé par la présence de surveillance de masse et une séparation entre « civilisation » et le monde extérieur « primitif et sauvage » par un mur gigantesque suite à une conquête mondiale. Cette vision est celle qui a inspiré tant d'auteurs bien connus : Georges Orwell, Lois Lowry, Margaret Atwood, Ray Bradbury et j’en passe. Un fait divers intéressant : Orwell a lu « Le talon de fer » et « Nous » juste avant d’écrire son fameux « 1984 »! 


Littérature et réalité

Les œuvres dystopiques peuvent être perçues comme des mises en garde, des rappels à l’ordre pour les générations futures, ou même une remise en question du monde tel que vécu actuellement, comme l’ont fait More, Zamyatin et tant d’autres au fil des années. Ces œuvres reflètent majoritairement les enjeux de société, problèmes et préoccupations de l'époque. Discutons donc de l’évolution des écrits dystopiques à travers les décennies 

Comme mentionné précédemment, le genre dystopique a commencé avec London, qui a su prédire la survenue du fascisme. Son livre faisait une critique de la possibilité d’une mise en place d’un régime totalitaire pour opposer la montée du socialisme « utopique » aux États-Unis qui effrayait plusieurs politiciens conservateurs et capitalistes.  

Zamyatin, lui, critiquait la transition de l'Empire russe à l'Union soviétique, un régime dont le but initial était d'accorder le pouvoir au peuple, mais qui s'est avéré aussi totalitaire que l'ancienne monarchie. Ce dernier a également inspiré George Orwell à aborder à travers « 1984 » le concept de culte de la personnalité (avec l’adoration de Big Brother), la « mutabilité du passé » pour s’assurer qu’elle soit en concordance parfaite avec l’idéologie du régime, et la censure. Il aborde également le concept de la surveillance de masse (les Tchéka, la police politique à l’époque, est représentée dans ce roman par la Thought Police). D’ailleurs, Orwell a su prédire l’émergence future de caméras de surveillance, représentées par les telescreens  qui étaient installés partout, incluant à domicile. Le roman « 1985 » par György Dalos se veut une suite de « 1984 », en prédisant la tombée du régime soviétique par la chute du régime de Big Brother, et démontre un désir de la société de l’époque d’atteindre un avenir plus optimiste. 

La montée du régime Nazi de 1920 à 1933 a su inspirer l'écrivain tchèque Karel Čapek, auteur du roman intitulé « La guerre des salamandres »  qui se veut une satire du contexte de guerre. 

La menace des armes nucléaires à la suite de la Seconde Guerre mondiale pousse Nevil Shute à imaginer un monde futur où les retombées nucléaires ont détruit le monde, à travers son roman apocalyptique « Le dernier rivage » . Dans celui-ci, un groupe de personnes vivent leurs derniers moments en attendant avec appréhension la propagation des radiations mortelles provenant des bombes déployées il y a un an. Le titre de ce livre (dans sa langue d’origine, On the Beach) est inspiré du poème The Hollow Men  par T.S. Elliot (1925) qui s’inscrit dans le contexte post-Première Guerre mondiale. Je vous mets l’extrait en question ici : 

« In this last of meeting places
We grope together
And avoid speech
Gathered on this beach of the tumid river

Sightless, unless
The eyes reappear 
As the perpetual star
Multifoliate rose
Of death's twilight kingdom
The hope only
Of empty men. » 


Si nous faisons une ellipse temporelle jusqu’à la période de l’émancipation (tant attendue) des femmes débutant dans les années 60, nous ne devons surtout pas manquer de parler de Margaret Atwood et de son livre « La servante écarlate » , publié en 1985. L’autrice s’est inspirée de plusieurs éléments historiques pour monter son histoire. Par exemple, son système de classification sociale hiérarchique par couleurs évoque une configuration similaire à celle utilisée pour faire la répartition des prisonniers juifs et d’autres personnes déportées dans les camps de concentration. Sa motivation première pour écrire ce roman était de démontrer, à ceux et celles qui croyaient qu'un régime oppressif tel que connu dans le passé ne pouvait pas se reproduire en Amérique du Nord, que cela était bel et bien possible. Son œuvre offrait une satire des tendances politiques conservatrices et traditionnelles qui se répandaient en Amérique suite à l’élection du républicain Ronald Reagan ; en effet, les groupes religieux conservateurs ont gagné en notoriété  pendant cette période, prônant entre autres des idéologies anti-avortement.

Le récit édifiant d’Atwood est une extrapolation de sa vision des politiques de l’époque, selon lesquels les femmes sont des « utérus à deux pattes »  (Atwood, p.246), et ont pour seul rôle de produire malgré elles les enfants de la génération future, en raison d’un déclin du taux de natalité qui effraie le gouvernement. Ce portrait dystopique s’enligne avec les réserves des politiciens sur le droit à l’autonomie corporelle des femmes, menant à des manifestations pour le droit à l’avortement. Un autre fait divers intéressant : l'uniforme rouge dans « La servante écarlate »  a été utilisé comme symbole en 2017 lors de manifestations pro-avortements au Capitole national à Washington.

Avec l’apparition de l’internet en 1989, la technologie devient la pierre angulaire des discussions sur l’avenir, et donc de nouvelles craintes. « Le cercle »,  écrit par Dave Eggers en 2013, traite du sujet de la vie privée, ou plutôt sur l’absence de celle-ci, sur le web. Le cercle est une entreprise ayant créé le concept de mot de passe « tout-en-un » en poussant les utilisateurs à faire usage de leur vrai nom en ligne, ce qui révolutionna la toile mondiale en la transformant en une plateforme où la malhonnêteté et le cybercrime n’existent plus. Tout cela, pour l’infime coût de l’intimité. Le slogan de la compagnie prend ainsi une tournure orwellienne : «  Les secrets sont des mensonges, la vie privée est un vol, partager est prendre soin!  ».

Le début des réseaux sociaux en 1997 et leur usage courant au début des années 2000 laisse place à la création de Black Mirror  et La Matrice, bien connus de tous. Si ce n’est pas le cas pour vous, je vous encourage fortement à les visionner.


Craindre pour le futur?

Nous ne pouvons bien sûr pas aborder le sujet de la dystopie sans faire un parallèle avec notre réalité actuelle! Il est possible que vous vous disiez que la dystopie, c’est un problème du passé, et que l’on a tous appris de nos erreurs. Malgré tout, on se demande certainement à ce stade-ci : « qu’en est-il de notre futur? » . Si cela est bien le cas, je vous encourage fortement à lire la suite. 

Parlons d’abord du présent, en commençant par aborder le sujet de la censure. Si vous pensez que la censure relève complètement du passé et ne constitue plus une menace réelle pour notre société, parlons de faits récents. 

Au menu sur Radio-Canada en septembre 2021, « Des écoles détruisent 5000 livres jugés néfastes aux Autochtones, dont Tintin et Astérix ». Certains pourraient penser que cela ressemble étrangement à la prémisse de « Fahrenheit 451 »  de Ray Bradbury, publié en 1953, selon laquelle les pompiers ont pour profession de brûler tous les livres dans le but de faire un effacement complet de l’histoire. Certes, ce geste symbolique se voulait comme pas vers la réconciliation avec les peuples autochtones. Cependant, au lieu d’éliminer ces ouvrages qui contiennent en effet certaines représentations racistes ou stéréotypées - en d’autres mots, au lieu de tenter d’effacer nos erreurs du passé, ne serait-il pas préférable d’éduquer nos jeunes quant aux éléments qui clochent dans ces ouvrages? Cela nous permettrait non seulement d’éviter de condamner une œuvre entièrement en raison de certains éléments problématiques, mais nous aiderait aussi à apprendre de nos erreurs afin de ne plus les répéter. 

Sur BBC-News en mars 2023, « La directrice d’école démissionne après que des étudiants de Floride aient vu la statue de Michel-Ange en classe », en raison du fait que des parents jugeaient ce type de contenu comme étant inapproprié dans le contexte scolaire.

Parlons ensuite de la « culture du bannissement », ou mieux connu en anglais, sous le nom de cancel culture. Nombreuses sont les situations où des célébrités ou autres figures sociales (politiciens, etc.) sont hâtivement accusées d’avoir fait du tord, pour ensuite réaliser qu’il manquait une partie de l’histoire qui a fait surface plus tard, ou que le public n’avait simplement pas essayé à chercher l’information complète dans des sources fiables. Un parallèle avec ce phénomène peut être fait avec l’épisode « Chute libre »  de Black Mirror  (saison 3, épisode 1) dans laquelle un système de notation existe. Celui-ci ouvre la porte à des situations injustes, par exemple, dans le cas de Lacie (la protagoniste) qui note injustement certaines personnes pour avoir l’approbation de ses pairs, et se comporte de manière superficielle et très calculée afin de n’offusquer personne. D’ailleurs, la Chine a un système similaire de crédit social, mis en application depuis maintenant 3 ans.

Peu importe si vous êtes en accord avec ces actes ou pas, l’auto-censure qui prédomine dans notre société nous empêche dans une certaine mesure de formuler nos opinions telles qu’elles sont. Et dire que dans le passé, l’objectif était d’éviter la censure dans le futur… Ironique, non?


Voir la lumière au bout du tunnel

Les romans, lorsqu’ils sont bien écrits, ont la capacité première de nous attirer en tant que lecteurs afin de nous bouleverser et de finir par changer notre perception du monde et notre manière de penser. Nous pouvons nous sentir encouragés et inspirés suite à la lecture d’un livre par la nature optimiste de l’intrigue, ou désorientés et découragés par la tournure prophétique qu’il peut souvent prendre. Néanmoins, ces œuvres restent de la fiction et nous avons parcouru un long chemin pour arriver où nous en sommes en tant que société.

Les avancées technologiques se multiplient de jour en jour, avec l’apparition de nouvelles méthodes pour optimiser nos soins envers les patients (par exemple, les chirurgies assistées par robots), de nouveaux points d’accès à l’information avec ChatGPT qui devient de plus en plus utilisé pour les recherches, la composition de courriels, la compréhension de nos cours et APPs d'endocrinologie, et tant d’autres avenues possibles. Ces avancées permettent non seulement de faciliter nos vies, mais permettent aussi la création de nouveaux emplois. Bien sûr, la montée de la technologie peut aussi prendre une tournure dystopique, avec par exemple la crainte de la dépossession du contrôle sur ces outils, la disqualification professionnelle, et les fameux deepfakes qui peuvent mener à douter de la vérité que rapportent nos sens de la vision et l’audition. Bien que ces avancées puissent alimenter tant la dérive utopique que dystopique… finissons sur une note positive pour l’instant! Auparavant, l’invention du téléphone, accueillie avec beaucoup de scepticisme et de méfiance, était qualifiée d’un « vecteur du diable ». Cette invention fait à présent partie intégrante de notre quotidien et est un outil d’une utilité inestimable.

Maintenant que vous avez fini de lire mon texte, que répondriez-vous à ma question?



Références :




Crédits : DALL-E

Crédits : The New York Times - A Handmaid's Tale of Protest