Primum non nocere : un contrat social ébranlé
Par Marilie Chalifoux
« Être votre voisin, c’est comme dormir avec un éléphant ; quelque douce et placide que soit la bête, on subit chacun de ses mouvements et de ses grognements. » – Pierre Elliott Trudeau
Comme plusieurs d’entre vous l’auront constaté ces dernières semaines, les États-Unis ont un impact considérable sur notre société. Théâtre de créativité, d’innovation mais aussi de tourments, cette puissance mondiale a de quoi perturber le portrait sociétal de ses voisins. Les États-Unis sont notamment reconnus comme étant le berceau d’un phénomène bien particulier qui a émergé vers la fin du XXe siècle. Voici un indice : 21.
21, c’est le nombre de décès moyens par jour que l’on suspecte attribués à une intoxication aux opioïdes au Canada [1]. Derrière cette statistique, d’une rationalité bien austère, se cachent des humains, des familles, des amis, des générations, des quartiers… et bien d’autres vies éclatées. Je ne rédige cependant pas cet article dans l’optique de vous présenter les bonnes mesures de pharmacovigilance à appliquer pour la prescription de médicaments opioïdes. En effet, je laisse volontiers vos professeurs et vos expériences en stages cliniques vous former sur ces notions fondamentales. Pour ma part, j’aimerais cependant prendre un court moment de votre journée pour vous relater un moment de l’histoire où le contrat social du corps médical a été lésé.
C’était le 31 décembre 1996. Cette journée fut marquée par la sortie d’un nouveau médicament sur le marché américain : OxyContin [2]. Présenté comme un remède miracle contre la douleur, ce traitement est parvenu à se tailler une place dans les pharmacopées d’analgésiques. Sa particularité – celle de prendre une forme à libération prolongée – fut mise de l’avant auprès des divers acteurs de la santé [3]. En effet, il faut savoir que le potentiel addictif de l’oxycodone, principe actif du traitement, était déjà connu comme une évidence clinique. A priori, on pourrait croire que les usagers consommant des drogues à but non thérapeutique auraient tendance à favoriser les formes médicamenteuses à courte action afin de bénéficier d'un plus grand « hit ». C’était notamment sur cette idée préconçue que la FDA (Food and Drug Administration) avait approuvé l’homologation d’OxyContin en le classant comme un médicament à faible risque de détournement [3]. En vantant le mode de libération de leur nouveau produit [3], Purdue Pharma, commerçant de notre principal intéressé, a su tirer son épingle du jeu. Seul bémol : il est possible d’altérer la forme originale – assez friable – du comprimé per os afin de l’administrer par d’autres voies favorisant un relâchement plus rapide (intranasale, intraveineuse, etc.). Rappelons-nous aussi qu’un comprimé d’OxyContin à prendre deux fois par jour contient une plus grande quantité de principe actif que son équivalent à courte action à prendre quatre fois par jour [3].
Après le constat de cet enjeu, plusieurs scientifiques et médecins ont tiré la sonnette d’alarme, mais Purdue Pharma a choisi de jouer avec le feu en gardant ces informations loin des oreilles de la société et des instances de santé publique [3]. La compagnie était assez influente dans les hautes sphères de l’élite médicale pour étouffer les voix de ces personnes qui, après tout, étaient limitées dans la portée de leurs actions. Les évidences cliniques ont rapidement laissé place aux discours porteurs d’espoir – mais truffés d’approximations – et au marketing agressif. Des représentants pharmaceutiques ont été répartis aux quatre coins du pays pour mener une entreprise de grande séduction auprès des médecins, pharmaciens et autres professionnels de la santé concernés par la prise en charge de la douleur chronique. Si l’on considère uniquement l’année 2001, 200 millions de dollars ont été investis dans le marketing auprès de différents acteurs de la santé sous forme d’événements mondains, de ristournes et de produits promotionnels (peluches, chapeaux, CD, etc.) afin de populariser OxyContin et de le faire connaître comme étant le « painkiller » par excellence avec soi-disant « moins de 1 % de risque d’addiction » (ce qui s’est révélé comme étant faux) [4]. Les représentants ont même distribué des coupons permettant d’avoir, pour une période de 7 à 30 jours, un accès gratuit au produit fortement convoité [4]. Comme si cela n’était pas suffisant, une base de données confidentielles a même été utilisée afin de bâtir un marketing encore plus ciblé vers les professionnels en fonction du volume d’analgésiques qu’ils prescrivaient [4].
À la suite d’une succession d’années de succès commercial d’OxyContin, la situation a commencé à dégringoler pour ses principaux investisseurs : la famille Sackler. Il est bien possible que ce nom vous dise quelque chose dans la mesure où ces derniers sont connus pour avoir été de grands philanthropes et mécènes auprès des universités, musées et autres lieux culturels de ce type [5]. Comme de fait, les agences de santé publique ont commencé à remettre en question les approches controversées de Purdue Pharma. Plusieurs citoyens ont tenté de rendre justice aux victimes de la crise des opioïdes, un fléau sociétal qui commençait à être le plus en plus dénoncé. Les recours collectifs se sont enchaînés au fil des années, ce qui a eu pour effet d’ébranler le patrimoine des Sackler qui, jusque-là, semblait immuable. La compagnie pharmaceutique a fini par déclarer faillite en 2019 [3]. Malgré la controverse, il demeure que les Sackler parviennent encore et toujours à éviter l'emprisonnement par l'entremise de plusieurs stratagèmes juridiques. Malgré les poursuites, les nouvelles lois pour encadrer la pratique commerciale dans l’industrie pharmaceutique, un resserrement des exigences de la FDA et bien d’autres démarches, rien n’a pu empêcher la crise sanitaire de sévir et d’emporter plusieurs vies sur son passage.
L’héritage Sackler était auparavant connu pour favoriser la démocratisation de l’éducation et la promotion de l’innovation [5]. Dorénavant, il est associé à des familles déchirées, des instances de santé publique ébranlées et un affaiblissement de la confiance que la société porte envers le corps médical. Nous pouvons toutefois tirer certaines leçons de cette histoire tragique. En effet, la transparence des pratiques cliniques et la pleine reconnaissance de la dignité d’autrui doivent être des principes fondamentaux dans notre conduite médicale si, comme moi, vous tenez à préserver le lien de confiance, facilement ébranlable, que les sociétés portent envers le système médical. Il peut être tentant de croire que nous possédons des convictions assez solides pour ne pas nous perdre dans des conflits d’intérêts et des promotions pouvant porter atteinte à la qualité de nos soins. Malgré tout, n’oublions pas que nous sommes humains. Aussi fort que puisse être notre désir de justice et d’intégrité, chacun d’entre nous n’est jamais à l’abri de perdre de vue ce fameux « contrat social » envers la société.
[1] Comité consultatif spécial fédéral, provincial et territorial sur les intoxications par les drogues toxiques. Méfaits associés aux opioïdes et aux stimulants au Canada. Ottawa : Agence de la santé publique du Canada, septembre 2024.
Disponible: https://sante-infobase.canada.ca/mefaits-associes-aux-substances/opioides-stimulants/#a9
[2] Purdue Pharma. OxyContin. Dans: Base de données sur les produits pharmaceutiques [En ligne]. Ottawa (ON): Santé Canada; 2024 [modifié le 14 août 2024; cité le 10 novembre 2024].
Disponible : https://health-products.canada.ca/dpd-bdpp/info?lang=fre&code=20174#fn8
[3] 29 mai 2018 [cité le 10 novembre 2024]. Dans: The New York Times [En ligne]. New York: The New York Times. 2018. [environ 11 écrans].
Disponible: https://www.nytimes.com/2018/05/29/health/purdue-opioids-oxycontin.html
[4] Van Zee A. The promotion and marketing of oxycontin: commercial triumph, public health tragedy. Am J Public Health. 2009 Feb;99(2):221-7. doi: 10.2105/AJPH.2007.131714. Epub 2008 Sep 17. PMID: 18799767; PMCID: PMC2622774.
[5] Marks JH. Lessons from Corporate Influence in the Opioid Epidemic: Toward a Norm of Separation. J Bioeth Inq. 2020 Jun;17(2):173-189. doi: 10.1007/s11673-020-09982-x. Epub 2020 Jul 13. PMID: 32661741; PMCID: PMC7357445.