Le Pouls

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Vivre d’amour et d’eau fraîche

par Alicia Truchon

Un jour se réveiller et avoir  
des papillons dans le ventre.  

Voilà, annonce terrible : c’est la maladie. Un bon vieux diagnostic de tribulations émotionnelles de cause neuronale, dans les corridors des hôpitaux vous entendrez même certains chuchoter : « C’est hormonal. »  

Le pronostic est très mauvais : on ne s’habitue pas à ces discrets soubresauts, aux légers frottements omniprésents d’une aile, la toute petite égratignure d’une délicate patte d’insecte.  

Au déjeuner on compte les papillons, dans le métro on identifie les espèces, au travail – ou à l’école – on se concentre sur leur parcours de migration, sur l’heure du midi ils nous coupent l’appétit et le soir - tard la nuit – ils nous réveillent même dans notre lit. Toute la journée on pense à eux, c’est une étude sérieuse, laborieuse, carnivore de notre temps, de nos pensées.  

Et puis pour les cultiver, ces petits insectes, pas besoin de grand-chose, il suffit de vivre d’amour et d’eau fraîche ; pour avoir des papillons dans le ventre, le ventre doit être creux.  

Mais si le ventre est creux, le ventre est vide et alors le ventre a faim… lors d’un moment de silence… gargouillis ! Malaise éternel, un bruit de ventre affamé, on aurait bien beau vouloir expliquer « c’est parce que j’élève des papillons », la certitude que les collègues en comprendraient la raison est loin d’être acquise. Juste avant le dîner, un gargouillement équivaut à un signal sonore universel, une conclusion inévitable, quelqu’un qui a faim !  

Les plus romantiques d’entre nous peuvent bien déclamer haut et fort que ceux-ci pourraient vivre toute une vie avec pour seuls éléments de sustentation rien que de l’amour et de l’eau fraîche, cela demeure une expression. Vivre d’amour et d’eau fraîche, c’est une diète minceur sur le coup. À long terme, on parlerait plutôt de cauchemar nutritionnel.  

Volontairement ou non, en date d’aujourd’hui, près d’un million de Québécois n’ont d’autre choix que de vivre d’amour et d’eau fraîche, c’est-à-dire un régime sommaire d’espoirs bien apprêtés, de pensées remâchées et autres calories vides. Environ 13% de la population survit dans l’insécurité alimentaire et 6% habite dans un désert alimentaire. Les papillons dans le ventre sont des mouches à fruits – non ! Pire encore, les fruits ne sont pas là – les papillons sont de fines particules de poussière qui de gauche à droite virevoltent dans le ventre. Soubresauts, pirouettes compliquées, prouesses d’un autre genre, la poussière cherche où se déposer, mais le ventre est vide et il n’y a nulle part où s’échoir.  

Les professionnels de la santé ont beau faire l’apogée d’une diète saine et équilibrée, prôner les mérites d’un apport quotidien suffisant en fruits, légumes, fibres et chanter haut et fort les avantages de diminuer la consommation de produits ultra-transformés… cela ne mène pas bien loin quand les moyens sont du bord et le portefeuille ne permet pas autre chose qu’un grand verre d’eau de rose.  

En 2021, il y a eu en moyenne 1,9 millions de demandes d’aide alimentaire par mois au Québec. Parmi celles-ci, 33% des bénéficiaires étaient des enfants.  

C’est hautement préoccupant lorsqu’on constate que la précarité alimentaire durant l’enfance est liée à un risque plus élevé de problèmes de santé nombreux : dépression, idéations suicidaires à l’adolescence, maladies chroniques, notamment pour l’asthme,  l’obésité à l’âge adulte et l’anémie. Chez les adultes, on retrouve une association entre l’insécurité alimentaire et les ulcères d’estomac, l’anxiété, les migraines, l’hypertension, les maladies cardiovasculaires, le diabète, les maux de dos, l’arthrite, l’asthme, la maladie pulmonaire obstructive chronique, l’hépatite, les AVC, les cancers et les maladies rénales.  

Les professionnels de la santé se doivent d’aller au-delà des questions entourant les habitudes de vie de leurs patients ; ils ont la responsabilité de dépister l’insécurité alimentaire chez ceux-ci afin d’être en mesure de les outiller vers des ressources qui pourront leur venir en aide. Il est tout simplement impossible d’expliquer à un patient qu’il doit arrêter de manger ceci, cela, lorsque le seul endroit où acheter de la nourriture dans son quartier est un dépanneur.  

Lors de leurs rendez-vous médicaux, les patients peuvent se sentir vulnérables, jugés et impuissants. C’est avec beaucoup de tact, d’empathie et de compréhension que les professionnels de la santé ont le devoir de questionner leurs patients, afin de s’assurer de leur accès à de la nourriture de qualité, à eux comme à toute leur famille.  

En 2023, les gens ont encore faim.  

Être amoureux… être affamé… le désir est là, il y a peu de différences. Les symptômes sont les mêmes : déconcentration totale, obnubilations des pensées et carences (affectives versus nutritionnelles, mais ça reste pareil). Oui, vraiment identiques, à défaut que pour les romantiques, vivre d’amour et d’eau fraîche fait son temps, et les papillons partent finalement. Les affamés ont le moins gros bout du bâton et ils restent tel qu’ils sont.  

Toute la journée, ils ont dans le ventre vide des petits papillons, non pas d’excitation, mais d’angoisse. Après tout, comment être un citoyen actif, engagé et en bonne santé lorsque toute la journée les pensées sont dirigées sur les façons d’arriver à trouver l’argent pour payer à la fois le repas et le loyer ?  

Tous les professionnels de la santé ont leur rôle à jouer pour chercher à limiter l’insécurité alimentaire parmi la population, pour qu’elle puisse vivre, s’épanouir.  

Grâce à de bons repas 
cuisinés avec amour et ingrédients frais.