Le Pouls

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Un projet de société pour le XXIe siècle

par Philippe Carle

Le 3 octobre passé, piètrement affaissé sur le divan en regardant la soirée électorale radio-canadienne, je me suis demandé très sérieusement ce que c'était d'être québécois-e. Avec de telles divisions idéologiques, et prenant en compte les 43% des gens trop désabusés pour aller voter (1), définir ce qui nous allie m’a semblé insurmontable. Après quelques minutes de réflexion, j’en suis venu à une idée ma foi originale : « Il nous faut un projet de société ! », ai-je clamé dans un élan d'optimisme. Comme s'il m'avait entendu depuis les studios de Radio-Can, Patrice Roy rétorqua quelques minutes plus tard : « Des projets de société, des projets de société, ça ne court pas les rues, quand même ! ». Eh bien Patrice, j'y ai longuement réfléchi durant les dernières semaines. Pose tes lunettes sur ton nez, lis attentivement et dis-moi ce que tu en penses!

Un projet de société rassembleur pour le XXIe siècle, c'est Pharma-Québec : une société d'État qui développe, mais surtout qui manufacture des médicaments. Un tel projet, sans être la panacée, pourrait redorer la fierté d'être québécois et trouverait des adeptes sur une grande surface de l’échiquier politique.

La prochaine pandémie

Le 11 janvier 2020, la séquence ARN du virus de la COVID-19 a été publiée (2). S'est ensuivie une course folle pour le développement d'un vaccin. Médicago, une compagnie québécoise, est l'une des deux-cents institutions à s'être présentée à la ligne de départ. Deux ans plus tard, alors que les revenus de Moderna et Pfizer se comptaient en centaines de milliards de dollars (dans le même ordre de grandeur que le PIB du Québec), notre vaccin-fleuron n'avait toujours pas fleuri... Nous apprenions quelques mois plus tard que l'OMS avait refusé d'approuver le vaccin en raison des liens entre Médicago et une compagnie de tabac (3). Bien que nous ne le souhaitons pas, nous n’en avons pas terminé avec les pandémies. Avoir accès à des vaccins québécois serait un réel atout tant pour notre autonomie que notre économie.

Cependant, avec le modèle privé actuel, la conclusion de l’histoire Médicago vs Pfizer était inévitable. En pharmaceutique, la quantité brute de ressources, autant monétaires qu’humaines, est critique pour le temps de développement d'un médicament. Il faut recruter des centaines de médecins et des milliers de patients pour mener à terme des essais cliniques (4). La production de vaccins à large échelle requiert des infrastructures massives (5). La triste réalité des compagnies pharmaceutiques privées québécoises est qu'elles n'auront jamais la masse critique requise pour propulser un vaccin. Pharma-Québec concentrerait l'expertise d'ici en une instance capable de rivaliser avec les mastodontes que sont les multinationales pharmaceutiques.

Ce raisonnement ne s’arrête pas aux vaccins. Nous avons pu voir au cours de l’année qu’une pandémie, une crise économique ou une guerre peuvent mener à des pénuries et à des prix exorbitants pour des médicaments parfois essentiels (6-10).

Donc, Pharma-Québec nous permettrait d’acquérir une indépendance dans la production de plusieurs vaccins et médicaments; oserais-je dire, d'être   « maîtres chez nous » !

D’une pierre deux coups en santé

Un projet de société que nous admirons tous, c'est notre système de santé public, même si son état actuel rend plus difficile d'être fier d'être québécois. Le système de la santé est sur le bord du précipice, tenu à bout de bras par des travailleur-euses épuisé-e-s. Le manque de ressources est à blâmer. Il nous faudra combiner une variété de solutions pour assurer la pérennité de ce projet de société lancé au XXe siècle. 

Une des solutions envisageables est de produire nos propres médicaments. L'assurance médicament, c'est environ 1 milliard de dollars (10). Des 10.5 milliards de dollars de la RAMQ, Dieu sait quelle proportion est attribuée aux médicaments administrés en milieu hospitalier (10)! Si l'on prend en compte que les marges de profit médianes des grosses compagnies pharmaceutiques sont de 75%, chaque dollar de médicament produit et utilisé au Québec nous sauverait 75c, sans compter la possibilité d’exporter nos médicaments (11). De plus, une partie des 25c restants irait à des employé-e-s québécois-e-s. Les hôpitaux sont remplis de patient-e-s et de travailleur-euses de la santé qui méritent plus nos profits que GSK.

Le succès de cette opération exige le respect de plusieurs conditions. Nous devons nous consacrer à bâtir des infrastructures et à développer l'expertise pour atteindre un bas coût de production. De plus, certains médicaments sont protégés par des droits de propriété intellectuelle. C'est pourquoi je parle de Pharma-Québec comme d’un projet de société pour le siècle, et non la décennie. Une étape à la fois, nous pourrions d’abord produire des médicaments génériques, puis éventuellement développer des médicaments d'ici et même les vendre à l'international. Bien que ce soit un long périple, il est envisageable de faire en sorte que chaque étape soit profitable pour le Québec à moyen terme. 

Dynamiser les avancées médicales

J’ai entamé un baccalauréat en biochimie à McGill en 2017 avec une seule idée en tête : faire des découvertes scientifiques qui auront une incidence sur la vie des patients. J'ai fait de la recherche pendant 5 ans, durant lesquels j'ai pu observer le fonctionnement de la recherche académique. La même histoire s'y répète incessamment. Je vous présente ici l’histoire d’une scientifique fictive, qui illustre ce parcours :

Laurence commence un doctorat qui porte sur le cancer du poumon. Elle obtient du financement en convainquant le gouvernement du potentiel qu’a son projet pour faire une percée qui mènerait au développement d’un médicament capable de traiter certains patients atteints de ce cancer. Pendant 5 ans de travail acharné (et sous-payé) (12), elle étudie un mécanisme moléculaire, trouve une molécule qui pourrait devenir un médicament, teste la molécule sur des souris, et ça fonctionne ! Alors, que fait Laurence ? Elle va voir Moderna avec son idée ? Elle lance sa propre entreprise pharmaceutique ? Elle devient professeure et commence des essais cliniques pour développer pour son médicament ? Rien de tout ça. Laurence publie sa recherche, reçoit des éloges de ses pairs scientifiques, se trouve une job chez Merck à Boston et va faire de la recherche sur un sujet qui n'a rien à voir avec son potentiel médicament (13). Puis, la boucle se répète pour un autre 5 ans avec le prochain étudiant.


Bien sûr, il y a des exceptions, mais la lacune du modèle académique est que des projets individuels étalés sur une période de 5 ans sont la norme, alors que les maladies qu'il nous reste à guérir sont des maladies complexes qui requièrent la collaboration longitudinale de centaines de scientifiques. Les compagnies québécoises privées ont également leurs lacunes : elles doivent trouver le capital pour se financer jusqu'à ce qu'un médicament soit développé, ce qui peut prendre plus d'une décennie. Et la chance que le médicament tombe à l'eau et précipite la compagnie vers la faillite est réelle. 

En créant une institution permanente qui a une vision à long terme, Pharma-Québec nous donnerait l’opportunité de mettre à profit nos talents d'ici, de collaborer avec le milieu académique, d'avoir des projets d'envergure et de mener des médicaments québécois à terme.

Un projet parmi tant d’autres

Recréer un sentiment d’identité québécoise n’est pas l’affaire d’un seul projet. Il nous faudra être novateurs sur le plan politique, économique, social et culturel. Pharma-Québec pourrait être une partie de la dimension politique et économique de ce renouveau. Lorsque je m’imagine dire que je suis fier de mon identité québécoise, je me vois pointer vers des innovations qui changent la vie des patients, vers un système de santé qui possède assez de ressources pour traiter patients et travailleurs avec dignité et qui est en mesure de participer à des efforts mondiaux en santé publique.

Image de couverture : illustration par Philippe Carle

Sources:

(1) Élections Québec. Résultats des élections générales du 3 octobre 2022 

(2) Jon Cohen dans Science. Chinese researchers reveal draft genome of virus implicated in Wuhan pneumonia outbreak 

(3) Isabelle Dubé dans La Presse. Le vaccin Médicago décrypté

(4) ModernaTX Inc. dans US National Library of Medicine. A Study to Evaluate Efficacy, Safety, and Immunogenicity of mRNA-1273 Vaccine in Adults Aged 18 years and Older to Prevent COVID-19 

(5) Pfizer. Manufacturing and Distributing the COVID-19 Vaccine

(6) Moosa Tatar et al. dans Journal of Global Health. International COVID-19    vaccine inequality amid the pandemic: Perpetuating a global crisis? 

(7) Naomi Thomas dans CNN Health. 1.3 million Americans with diabetes rationed insulin in the past year, study finds 

(8) James Tyrrell dans Drug Discovery World. The Ukraine Conflict – The challenge for Pharma 

(9) Aurélie Girard dans Radio-Canada Côte-Nord. Pénurie de médicaments pour enfants : doit-on s’inquiéter?  

(10) Gouvernement du Québec. Comptes de la santé 2018-2019, 2019-2020, 2020-2021 (11) Fred D. Ledley et al. dans Journal of the American Medical Association. Profitability of Large Pharmaceutical Companies Compared With Other Large Public Companies (12) Chris Woolson dans Nature. PhDs: the tortuous truth. 

(13) L’équipe éditoriale de Nature. Industry scores higher than academia for job satisfaction. 

(14) Jonathan Wosen dans STAT. ‘The tipping point is coming’: Unprecedented exodus of young life scientists is shaking up academia