Le Pouls

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ÉTUDIANTITE (DÉF. INFLAMMATION DE L’APPRENTISSAGE)

par Frédéric Tremblay

« Que diriez-vous à Atlas écrasé par le poids du monde? Eh bien! de hausser les épaules! » Ayn Rand, La grève.

Il n’y a qu’à deux sortes d’arguments auxquels je ne tiens pas à répondre : ceux qui ont entièrement raison et ceux qui ont entièrement tort. Les premiers, parce qu’il n’y a rien à ajouter et que je n’aime pas répéter; les deuxièmes, parce que j’en viens à douter de la capacité de ceux qui les ont proposés à tirer profit d’un contrargument. Entre les deux, il y a les pensées qui proposent des prémisses intéressantes sans en tirer toutes les conclusions nécessaires. Celles-là m’obligent à leur répondre, à plus forte raison quand les prémisses en question sont audacieuses, originales et prometteuses – comme celles de l’«Écœurantite» de Pascal Grégoire-Gélinas (PGG) publié le 3 avril 2019 dans Le pouls. (Je me permets de l’acronymiser; habitude médicale bien ancrée, parce qu’efficace.)

 

D’abord pour le titre, à l’humour charmant et que je me suis donc permis de paraphraser dans le mien. Le concept d’«inflammation» est probablement le plus poétique, donc le moins précis de l’histoire du vocabulaire médical. Est-ce à cause de ces deux caractéristiques cardinales sur quatre (cinq quand Galien, Thomas Sydenham ou le père de la pathologie Rudolf Virchow y a ajouté la perte de fonction) que sont la rougeur et la chaleur qu’on a pensé au feu? Note linguistique : l’adjectif lié à «inflammation» est «enflammé», non «inflammé», qui n’existe pas. Subit de l’inflammation ce qui est enflammé, ce qui est en feu – rien de moins. Ou bien, la médecine ayant toujours aimé sa part de mythologie, référait-on au feu des Dieux volé par Prométhée, vol qui allait le vouer à un enfer éternel par exérèse hépatique sans anesthésie à coups de bec d’aigle, le tout constamment renouvelé devant susciter son lot d’inflammation (de la même manière que l’anglais «labour» pour «travail» vient du labeur d’Adam forcé de faire un effort pour obtenir de quoi se nourrir chaque jour après son renvoi du Jardin d’Éden)?

 

Peu importe d’où est venu le mot : nous sommes pris avec. Même si ce ne sont pas des incendies qui combattent les infections et qui font souffrir les articulations usées, nous devons dire qu’elles sont enflammées. Quant à moi, s’il faut transposer cette métaphore médicale dans la sphère sociale, ce que je diagnostiquerais à notre époque, au-delà de l’écœurantite, c’est une étudiantite : une inflammation de l’étude. C’est parce que je crois qu’elle indique un problème dans l’étude contemporaine que je vois l’importance de m’y attarder – et que j’invite tous les autres à le faire. Mais pas à l’image d’un feu laissé sans contrôle qui, consommant tout l’oxygène autour de soi, finit par se consumer et mourir. Ni non plus à l’image d’un éteignoir qui, coupant le feu de tout oxygène, le tue tout aussi précocement. Je crois à l’entredeux qu’on appelle la discipline. Celle qui, constatant une énergie, plutôt que de la vanter ou de la craindre, se dit qu’elle ne sera utile que si elle est bien orientée, canalisée, transformée – que sinon elle se perdra en chaleur par friction.

 

J’ai blâmé l’imprécision du mot «inflammation». Le lecteur s’est peut-être demandé par quoi je voudrais le remplacer. Le processus inflammatoire étant ce qui se produit quand le non-soi rencontre du soi, ou quand le soi en vient à penser que du soi est du non-soi dans l’autoïmmunité, il faudrait pragmatiquement le nommer simplement «adaptation». «Fitness is everything», nous dirait Darwin : loi naturelle dévoilée il y a deux siècles. Mais parfois, l’atteinte de ladite correspondance par ladite adaptation est souffrante. Cette souffrance est considérée par la médecine comme son premier ennemi; elle la considère donc «pathologique». Comme le suffixe «-ose» désigne la plupart du temps en médecine les phénomènes pathologiques, je recommanderais qu’on parle d’«adaptose» pour décrire les réactions d’adaptation de l’organisme qui lui causent des symptômes. Je partage le diagnostic de PGG à propos de l’adaptose de l’éducation médicale au 3e millénaire. On constatera dans la suite de l’article que je la crois cependant d’une ampleur supérieure à celle qu’il a constatée, et que je lui prescrirais un traitement différent.

 

Je commence par l’idée de PGG la plus facile à contredire : celle qui veut que l’université nuise au savoir quand elle diminue le plaisir d’apprendre. Je suis moi aussi un grand apprenant pour le plaisir, mais je distingue cet apprentissage de l’étude à proprement parler – et je vous encourage à le faire. L’apprentissage plaisant a deux buts : la satisfaction de la curiosité s’il y a une question précise, l’appréciation de la capacité de l’esprit humain à faire des liens s’il n’y en a pas. L’étude a d’autres objectifs. Elle vise à transformer le savoir en pouvoir (ce qu’il n’est pas automatiquement), c’est-à-dire à l’incarner dans une pratique. Elle est la disciplination de l’apprentissage, celle dont je parlais plus haut par rapport au feu de la passion du savoir. Elle est le bras armé de la «société du savoir» à propos de laquelle les sciences culturelles ont fait tant de bruit [pour rien? car le phénomène n’est pas nouveau, même s’il est vrai que le fait que l’activité humaine des pays développés s’y concentre de manière aussi forte est, lui, une innovation de l’époque].

 

Les penseurs critiques – qui, souvent plus qu’autre chose pour s’autolégitimer, voient de la contrainte partout – en font une «pression à la performance». La certitude de cette pression est en soi la thèse forte de notre temps. J’ai espéré un moment que PGG la réfute quand il a reproché à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal (FMUM) de répondre à ses étudiants comme s’il ne s’agissait que de soulager une anxiété découlant de cette pression. Mais la suite de son texte laisse plutôt penser qu’il adhère lui-même à cette thèse, comme la FMUM. À mon sens, la désinvolture de la FMUM envers l’apprentissage discipliné qu’est censé être l’universitarisme contemporain ne se condamne que si on refuse cette thèse à la base. La refuser, c’est argüer, plutôt que d’une pression à la performance chez les étudiants médicaux, d’une volonté d’autodépassement. D’un désir de savoir pour mieux pouvoir. D’un perfectionnisme de l’apprentissage – quitte à ce qu’il frôle parfois l’obsessionnalité-compulsivité; ce sont les risques du métier d’apprenant – qui sait ce qu’il veut et ce qu’il vaut. C’est cette valorisation qu’il s’agit de constater, et c’est l’inadéquation de la formation que la FMUM lui offre en retour qu’il s’agit donc de critiquer.

 

Je dis la FMUM; je pourrais probablement parler de beaucoup de facultés de médecine contemporaines – canadiennes, nord-américaines, occidentales, voire mondiales. À la limite je pense aussi que cette adaptose pédagogique concerne toutes les facultés universitaires, mais cette lettre ouverte doit se concentrer sur l’éducation médicale. Qui connait son histoire sait qu’elle a fait des pas de géant, surtout au cours du dernier siècle. Une année marquante de cette histoire est 1910, soit celle du dépôt du rapport Flexner. Ce rapport consacre la formule de l’alliance de l’apprentissage théorique universitaire et de l’apprentissage pratique hospitalier qui s’est ensuite répandue partout dans le monde. Cette disciplination de l’apprentissage a montré que la transmission du savoir n’avait pas à rester figée dans la forme consacrée par l’université du Moyen Âge. Pour moi, nous sommes dus pour rien de moins qu’une nouvelle révolution flexnérienne. L’explosion des possibilités due aux techniques d’information et de communication contemporaines, l’unification de la recherche et de la pratique biologiques, la globalisation du réseau de la santé autour de la nouvelle lingua franca (non impérialiste) qu’est l’anglais ne sont que quelques-uns des facteurs qui nous forcent à admettre la nécessité d’une adaptation rapide. Pourtant les programmes médicaux universitaires n’apportent que des changements cosmétiques à leur offre. La protection de certains d’entre eux par le financement public de l’institution universitaire ne me semble pas la cause principale de leur immobilisme; après tout, même les universités privées étatsuniennes se transforment à pas de tortue. La coupable est plus certainement la difficulté à imaginer qu’on puisse créer une hyperstructure efficace pour concurrencer cette hyperstructure inefficace qu’est l’éducation médicale actuelle. De l’imagination, encore de l’imagination, toujours de l’imagination, et le savoir sera sauvé. Pour ce projet comme pour tous les autres, il faut rêver d’abord, stratégiser ensuite.

 

«Je suis heureux où je suis et j’ai la conviction profonde d’être à la bonne place. Le problème c’est que, malgré tout, j[’]t’écœuré! Écœuré d’être un étudiant. Écœuré de la roue qui tourne», remarque brillamment PGG. J’étais écœuré aussi il n’y a pas si longtemps. Je finis mon MD cette année; j’en ai déjà passé le dernier examen, je devrais recevoir le diplôme dans peu de temps. C’est pendant ma période d’étude en vue des examens finaux que j’ai réalisé que j’avais été emmené par la force des choses (i.e. du programme) à ne plus aimer apprendre, ou du moins à ne plus aimer apprendre ce qui me permettrait de pratiquer la médecine que je souhaitais pratiquer. Et à apprendre mal, donc peu, au cours des deux, voire des quatre dernières années. Quand je dis «par la force du programme», je veux dire «par son rythme qui ne me convenait pas». Et pas parce que j’apprends plus lentement que la majorité : j’ai fait mes secondaires 4 et 5 en quelques mois et mon DEC en trois sessions. Ceci dit, au cours des dernières années, des évènements extrascolaires m’ont limité. Devant ces deux uniques options – continuer ou prendre une sabbatique –, je me suis laissé convaincre que me déconnecter de la médecine une année entière n’était pas une bonne idée. Cette opposition était arbitraire; ce choix était ridicule. J’aurais continué toujours, en ralentissant un moment pour mieux accélérer ensuite. Mais le format de l’éducation médicale n’offrait pas cette possibilité. Mon apprentissage en a pâti.

 

Bref : j’ai un moment ressenti une intense colère contre l’éducation médicale contemporaine. Pas contre la FMUM en particulier – dans la limite de ce qui est attendu d’elle, à part quelques tracasseries administratives spécifiques, elle se positionne bien dans le classement universitaire mondial. Plutôt contre tout le système instauré depuis Flexner, en comparaison de ce que nous méritons et de ce que je crois atteignable. (Et j’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas ici d’une proposition antisystémique : je suis l’un des plus grands systémistes que je connaisse… tant que je juge ledit système logique et efficace. Autrement, il ne s’agit pas d’abolir tout système, mais d’en instaurer un meilleur.)

 

J’ai vite sublimé cette colère en espoir, et mes reproches en réflexions sur la façon d’atteindre ce meilleur système. Mon but n’est pas d’exposer ici toutes ces réflexions, mais seulement, comme PGG, de vous convaincre qu’il vaut la peine de les tenir, de les exposer et d’en débattre. Si vous vous êtes rendus jusqu’ici, je vous invite à lire ce qui sera surement le début de la présentation de mes propositions pour une réforme de l’éducation médicale contemporaine dans Le médecin de demain, un journal étudiant médical interuniversitaire qui sera fondé cet été et disponible en 2019-2020. (Ne vous inquiétez pas, ce qui a tout l’air d’une shameless plug s’inscrit dans une entente avec le rédacteur en chef du Pouls, Laurent Saint-Pierre; connaissant les efforts de Laurent pour créer ce site Web, et étant ancien rédacteur en chef du Pouls, je voudrais moins que tout cannibaliser son lectorat.)

 

Je termine en rappelant deux idées de PGG, pour en approuver une et désapprouver l’autre. «Il n’est pas nécessaire d’avoir un rôle officiel au sein d’une instance facultaire pour avoir une voix. Tous peuvent adopter un leadership informel en s’exprimant et encourager les autres à le faire.» Je crois en effet, tout comme lui, que n’importe quel étudiant médical a un poids dans la balance en ce qui concerne l’orientation future de l’éducation médicale. Dans la suite des choses, il s’agira peut-être même de voter avec votre portefeuille autant qu’avec votre voix – car acheter, c’est voter, disait l’altermondialiste Laure Waridel, et il en va des études comme du reste. «Tous ensemble contre l’individualisme, pour la communauté.» De mon côté, farouche individualiste dans tous les sens du terme, je pense que l’apprentissage est le lieu où l’on doit plus que partout ailleurs laisser le champ libre pour que les capacités psychiques individuelles se déploient – à la manière de l’anarchocapitaliste/libertarien Jimmy Wales, fondateur de Wikipédia –, parce qu’elles sont plus encore que les capacités physiques sujettes à une forte variabilité interindividuelle, et que ce que l’un gagne n’est pris à personne. Divulgâcheur : cette adaptation (non pathologique) à la vitesse d’apprentissage de chaque apprenant est le principe central de l’éducation que je nous souhaite pour l’avenir. Après nous être demandés ce que la communauté pouvait faire pour nous, puis ce que nous pouvions faire pour la communauté, le temps est peut-être venu de nous demander ce que nous pouvons faire pour nous-mêmes. Et si ce combat pour améliorer nos propres éducation et pratique médicales crée des sillons dans lesquels les générations futures veulent s’inscrire, eh bien! tant mieux! Si le « progressisme » est quelque chose, il est dans cette attitude.

 

Frédéric Tremblay

21 avril 2019

Montréal