Le Pouls

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Soigner le vieillissement

Par Tian Ren Chu

Lundi 8 :00 AM, au 8e étage de l’Hôpital Notre-Dame. 

L’unité d’hospitalisation en médecine interne commence déjà à s’animer – le petit déjeuner est servi, l’équipe soignante de nuit achève son transfert, la tournée du matin débute tranquillement… 

Alors que je m’installe à un poste, prête à plonger dans les volumineux dossiers de mes patients, mon cellulaire sonne. Il s’agit de mon patron qui m’annonce que nous avons une nouvelle admission à l’étage ce matin : « Monsieur P, homme de 92 ans avec TNC majeur. Admis pour : chute, DEG, perte d’autonomie. » 

Je ne pense pas être la seule externe à ressentir une bouffée d’angoisse et d’impuissance chaque fois que ces mots apparaissent sur une fiche de consultation. Ce qui n’est malheureusement pas une occurrence rare ici, à l’unité. J’ose croire que même les résidents et les patrons aguerris laissent échapper un soupir silencieux lorsqu’ils se retrouvent confrontés à de tels cas.  

S’il y a une chose que nous apprenons rapidement à l’hôpital, c’est qu’une chute chez une personne âgée, ce n’est jamais un bon présage. Le plus souvent, il s’agit de la pointe d’un iceberg trahissant une panoplie d’autres problèmes de santé qui évoluent à bas bruit depuis des mois, voire des années, tels qu’un trouble de l’équilibre, une perte de sensibilité dans les membres inférieurs, de l’hypotension orthostatique, des soucis d’incontinence urinaire… Bref, identifier la véritable cause d’une chute chez une personne âgée peut s’apparenter à chercher une aiguille dans une botte de foin. Dans son état affaibli et confus, le patient pourra-t-il collaborer à l’examen neurologique nécessaire à son évaluation? Avec son TNC avancé, sera-t-il capable de me décrire les symptômes ayant précipité sa chute? 

Pourtant, c’est au-delà de ce casse-tête diagnostic que se trouve la véritable source d’impuissance et de frustration associée aux cas comme celui de Monsieur P. Celle-ci prend la forme du proverbial éléphant dans la pièce, que tous préfèrent ignorer pendant que s’enchaînent imageries, prélèvements sanguins, enregistrements cardiaques, essais pharmacologiques. Pourtant, il s’agit de la même question qui trotte inévitablement dans l’esprit tant des membres de l’équipe médicale que de la famille : en bout de ligne, Monsieur P sera-t-il en mesure de retourner chez lui, à domicile, ou finira-t-il institutionnalisé comme tant d’autres personnes âgées qui aboutissent à l’hôpital à la suite d’une chute? 

En médecine, il existe indéniablement une préférence pour les problèmes de santé aigus      auxquels des solutions concrètes et bien définies existent. Prenons l’exemple d’une jeune femme de 21 ans qui arrive à l’urgence avec un tableau de cholécystite aiguë; il n’y a pas beaucoup de place au doute quant à la conduite à tenir. Admission, antibiotiques intraveineux, chirurgie de résection, puis quelques journées de récupération et le tour est joué : voilà un problème grave et potentiellement mortel entièrement résolu grâce aux progrès de la médecine. Mais lorsqu’un patient gériatrique, multimorbide, en situation de perte d’autonomie, aboutit à l’hôpital en raison de la goutte qui a fait déborder un vase se remplissant déjà depuis de nombreuses années, les limites du pouvoir de la médecine moderne se font inconfortablement ressentir. Même si nous réussissons à stabiliser l’état du malade et à amortir la crise aiguë, il en demeure tout de moins que celui-ci devra continuer à composer avec un déclin physique progressif, inévitable et débilitant.  

Monsieur P n’a pas échappé à ce sort. Une fois sa FA rapide contrôlée sous bêtabloqueurs, son infection urinaire traitée par antibiotiques et son délirium dissipé, son état de santé global demeurait trop précaire pour qu’il puisse retourner à la résidence pour personnes âgées qu’il partageait autrefois avec sa conjointe. Avant sa chute, sa démarche instable rendait déjà les moindres déplacements laborieux et périlleux. Après avoir passé deux semaines alité, le déconditionnement n’avait qu’empiré les choses. De plus, son trouble cognitif majeur rendait le processus de réadaptation très difficile, voire impossible : il était incapable de suivre les instructions lors des sessions de physiothérapie quotidiennes, dont le but était de rétablir sa mobilité. Rien à faire : Monsieur P avait à présent perdu la capacité de marcher, même avec l’aide d’un déambulateur. C’est alors que l’on reconnut à contre-cœur la présence de l’éléphant dans la pièce : la relocalisation.  

***

Ce n’est que quelques mois plus tard, en tombant sur un ouvrage rédigé par un auteur et chirurgien pratiquant aux États-Unis, que j’ai réalisé que cette expérience vécue lors de mon stage de médecine interne était loin d’être unique en son genre. 

Dans son livre « Nous sommes tous mortels, » le docteur Atul Gawande met en lumière les causes qui sous-tendent notre sentiment d’impuissance face aux patients comme Monsieur P. Celles-ci sont profondément ancrées dans les changements sociaux, culturels et technologiques auxquels les sociétés industrialisées ont dû faire face au cours du dernier siècle. En fait, la réalité est que nous sommes confrontés à une véritable crise sociale, celle du vieillissement, camouflée derrière une façade médicale. 

Comme l’explique Dr Gawande, les avancées sociales, scientifiques et technologiques qui ont émergé au fil des dernières décennies ont eu comme effet de doubler (ou presque) l’espérance de vie en moins d’un siècle dans les pays industrialisés comme le nôtre.      L’amélioration des conditions sanitaires, les mesures d’hygiène publique, la vaccination et meilleure alimentation ont tous contribué à réduire le taux de mortalité à un jeune âge, sans oublier les antibiotiques qui à eux seuls ont ajouté 23 ans à notre espérance de vie. Jamais auparavant, dans l’histoire de l’humanité, avons-nous bénéficié d’une telle longévité – mourir de vieillesse ou de ses complications était loin d’être la norme au début des années 1900. Cependant, ces progrès d’une rapidité ahurissante ont également ouvert une boîte de Pandore : désormais, nous devons apprendre à composer avec la réalité du vieillissement, soit « l’accumulation de défaillances des systèmes organiques de l’individu » (Gawande, p. 49). Celle-ci se manifeste sous forme de conditions chroniques que tous ceux et celles qui ont la chance de fêter leur cinquantième ou même leur quarantième anniversaire devront affronter éventuellement : nous parlons ici d’hypertension, de maladie coronarienne athérosclérotique, de défaillance cardiaque, d’insuffisance rénale, d’arthrose, de glaucome, de pertes de mémoire progressives… bref, aucun organe n’échappe à ce processus d’usure. 

Face aux défis engendrés par ce phénomène biologique, nous avons d’abord tenté de puiser les solutions dans la médecine moderne, tels qu’un nombre toujours croissant de pilules pour la tension, le cholestérol, le diabète, de nouvelles chimiothérapies et immunothérapies ciblées qui repoussent l’issue fatale de cancers incurables, des chirurgies permettant de réséquer un bout d’intestin cancéreux puis de recoudre les boyaux ensembles, d’autres chirurgies de remplacement de hanche, de genou, de valve cardiaque… À l’aide des avancées médicales et technologiques, nous tentons tant bien que mal de boucher les trous d’une digue qui s’érode et s’affaiblit continuellement au fil des années. Malgré cela, nous ne pouvons que retarder le moment inévitable où celle-ci cédera face aux vagues sans répit du processus dégénératif du vieillissement. 

En d’autres mots, nous avons médicalisé le vieillissement. Nous le voyons comme une série d’assauts à notre bien-être auxquels nous devons résister à l’aide de l’armure qu’est la science médicale. Cela nous aide à comprendre pourquoi certains patients âgés fragiles demeurent à l’hôpital pendant des mois à la suite d’un épisode aigu, en attendant une relocalisation en CHSLD. Nos ressources et options disponibles pour les personnes âgées en perte d’autonomies sont limitées et souvent inadéquates, car nous oublions que leurs besoins ne se limitent pas au médical – à des valeurs de tension artérielle ou de glycémie dans la norme, ou l’absence de symptômes cardiaques au repos. Nous oublions que le besoin de compagnie, de petits bonheurs dans la vie, de trouver un sens à sa vie demeurent essentiels même lorsque nous souffrons d’un TNC en évolution ou d’un cancer métastatique qui nous cloue au lit. Cependant, les hôpitaux, par leur nature, ne sont pas adaptés pour combler ces besoins humains. De plus, ceux et celles ayant mis les pieds dans un CHSLD seraient probablement d’accord avec moi que la majorité de ces établissements, bien que propres et sécuritaires, ne permettent pas d’offrir la fin de vie que nous désirerions pour nous-même ou pour nos proches. 

Face à l’envergure de cette problématique profondément imbriquée dans le tissu même de la société, il est normal que nous nous sentions impuissants en tant qu’externes. Malgré cela, en repensant à Monsieur P et aux plusieurs autres patients dont l’autonomie ne tenait qu’à un fil, je me demande s’il y a certaines choses que j’aurais pu faire autrement. Quelques fois, peut-être aurais-je pu faire preuve de plus de tact et d’empathie en annonçant, au patient et à leur famille, cette nouvelle dont ils se doutaient mais refusaient jusque-là d’accepter. Peut-être aurais-je pu leur faire part de ma propre frustration quant au manque de solutions convenables, plutôt que de simplement annoncer le statu quo comme étant une inévitabilité à accepter du jour au lendemain. Ou encore, peut-être aurais-je pu être un peu plus généreuse de mon temps lors des tournées quotidiennes et aller au-delà des questions visant à exclure une menace immédiate à la santé : « Avez-vous eu des DRS/ palpitations/ dyspnée? » se répétaient à chaque jour, tel un disque rayé. Comme si une réponse négative signifiait que tout allait bien… 

J’aimerais vous laisser avec un passage marquant de l’œuvre magistrale de Gawande qui, je l’espère, saura boucler quelques fils d’idées tout en suscitant de nouvelles réflexions : « Être mortel, c’est devoir faire face aux contraintes de notre biologie, aux limites définies par nos gènes, nos cellules, notre chair et nos os. La science médicale nous permet de repousser ces limites, et la valeur potentielle de ce remarquable pouvoir a été l’une des raisons qui m’ont poussé à devenir médecin. Et pourtant, j’ai constaté à maintes reprises les dégâts que nous provoquons, nous, les membres du corps médical, quand nous refusons d’admettre que ce pouvoir n’est pas infini et ne le sera jamais. 

Nous nous sommes trompés sur la définition de notre métier. Nous avons cru que nous étions chargés d’assurer la santé et la survie. En réalité, notre mission est plus vaste que cela. Elle consiste à apporter le bien-être, lequel est intimement relié aux raisons pour lesquelles un individu désire être en vie. » (Gawande, p. 373) 


Références : 

Gawande, Atul. Nous sommes tous mortels : Ce qui compte vraiment en fin de vie. Traduit de l’anglais par Odile Demange. Éditions Fayard, Paris, 2015. 400 pages.  

David M. Cutler, Ellen Meara. Changes in the Age Distribution of Mortality over the Twentieth Century. National Bureau of Economic Research University of Chicago Press, Cambridge MA, Oct 2001.  https://www.nber.org/papers/w8556

Hutchings MI, Truman AW, Wilkinson B. Antibiotics: past, present and future. Curr Opin Microbiol. 2019 Oct;51:72-80. doi: 10.1016/j.mib.2019.10.008. Epub 2019 Nov 13. PMID: 31733401.