Le Pouls

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Salut Jacques [Finaliste]

par Noémie Chenail

Salut Jacques,

Déjà quelques mois que je t’ai dit bonjour pour la dernière fois.

Tu me manques, surtout car au fond de moi, je sais qu’on ne se reverra pas.

Tu es de ces grands hommes qui ne feront pas l’Histoire… mais tu auras ta place dans la mienne.

Je ne prétendrai pas te connaître. Celui que j’ai rencontré s’effaçait inévitablement de jour en jour; ce ne serait pas te faire honneur. Tu mérites bien plus que mes simples mots, toi qui transpirait de bonté. 

Dans le milieu hostile d’un CHSLD, tu m’as montré ce qu’était l’amour, celui qui dure et qui résiste aux dommages du temps.  Celui qui n’existe pas hors de mes séries américaines. Cet amour, on le sentait dans tes moindres gestes. Quand tu cherchais inlassablement ta femme jour après jour. Dans la paix qui t’occupait pendant les rares occasions où tu lui parlais au téléphone. À travers la fin inévitable de toute activité que nous faisions, quand tu me disais : « il faut que j’aille retrouver ma femme. » L’amour que tu lui portait te permettait de rester debout.

Je ne savais pas qu’on pouvait aimer si dévotement. Je pouvais t’imaginer à mon âge, tout fraîchement marié, excité devant les prémisses d’une vie avec celle qui était tout pour toi. Même si cette image me plaisait bien, je me suis questionnée, peut-être trop souvent, si l’intensité à laquelle tu t’étais investi dans cette relation avait valu le coup.  

Comment ne pas faire autrement quand il fallait trouver une façon de te faire oublier ta tristesse, quand je ne savais pas comment faire arrêter tes pleurs, quand la seule avenue restante pour te calmer était un ativan? Après la fin de mon quart de travail, la tête perdue dans la nuit, à pédaler soir après soir sur la rue que tu avais habitée, j’étais incapable d’oublier ton chagrin. Aurais-tu choisi de l’aimer autant si tu avais su que ce ne serait pas la mort qui vous séparerait?

Perdue dans la nuit, j’aimais me convaincre que de toute façon, tes larmes et ton désespoir allaient s’effacer. Que le lendemain, rien de cette douleur n’aurait existé. C’était rassurant, presque réconfortant, d’essayer d’y croire. Au fond de moi, je savais bien que la détresse faisait son chemin en toi et s’y ancrait lentement. Il y avait de ces jours où tu étais persuadé que ta femme s’était remariée ou qu’elle t’avait quitté, que tu lui souhaitais même au téléphone d’être heureuse avec son nouveau mari. Dans la constante bataille entre ta mémoire et ta maladie, cela faisait partie des rares fois où la première gagnait. Aurais-je dû m’en réjouir? Rien ne pouvait effacer l’inconfort de détenir ton savoir… D’en savoir plus sur ta vie que toi-même.

En cette période de pandémie, j’aurais aimé que la réponse à ta conditions ne soit qu’un virus, avec l’espoir des traitements et vaccins. Parce que toi, la maladie te détruit de l’intérieur, efface peu à peu ton identité, fait de toi une coquille vide. Je ne me saurais pas capable de subir ton inexorable effacement. 

Jacques, à mesure que tu t’enfonceras plus profondément dans la maladie, je te souhaite de trouver la paix. Je n’ai rien de mieux à te souhaiter, j’en suis bien désolée.

Tu ne te seras jamais souvenu de moi, alors je prendrai bien soin de ne jamais t’oublier.

Amitiés,

Noémie