Le Pouls

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L’incorporation médicale : une aberration?

par Hubert Tessier-Grenier

Selon des chiffres obtenus par le Journal de Montréal auprès du Collège des médecins du Québec, plus de la moitié des médecins québécois profitaient, en 2017, des avantages fiscaux de l’incorporation. L’exercice des médecins au sein de sociétés, permis par le gouvernement libéral de Jean Charest en 2007, permet à ceux-ci de profiter du taux d’imposition des entreprises – se situant bien en dessous de celui des particuliers – et d’user de multiples stratégies fiscales réservées aux entreprises. Tout ça dans le but de maximiser leurs revenus en réduisant la proportion de leur salaire versée à l’état.

 

Selon ma lecture, ce que sous-entend ce système, c’est que le médecin québécois est considéré comme une entreprise à part entière et a donc droit aux mêmes avantages fiscaux que celle-ci. Il est vrai que le statut de médecin peut effectivement, sur certains aspects, être comparé à celui d’un.e dirigeant.e de PME. Celui-ci, par exemple, ne profite pas, contrairement aux autres professionnels ou professionnelles de la santé pratiquant au sein du régime public, d’un fonds de pension. Il doit lui-même économiser et faire des placements pour s’assurer une retraite. Là où le bât blesse, c’est que la très grande majorité des médecins, contrairement à la majorité des entreprises légitimes, tire 100% de ses revenus à même l’État. Le médecin n’a donc en vérité qu’un seul véritable client : la RAMQ. Qui plus est, c’est l’État lui-même qui, particulièrement dans un contexte hospitalier, fournit toute la logistique nécessaire à la pratique de la médecine. Les infrastructures, le matériel médical, les infirmières, les techniciens de laboratoire, les physiothérapeutes, les ergothérapeutes et autres professionnels sont payés directement de la poche de l’État. Par ailleurs, ce qui légitime les avantages fiscaux octroyés aux véritables entreprises, c’est que celles-ci évoluent généralement dans un environnement où règne une compétition avec d’autres entreprises concurrentes, les forçant à prendre des risques et à offrir des services ou des produits au plus bas prix possible pour s’arracher clients et contrats. Pour ce qui est de la médecine, c’est l’État lui-même qui s’occupe d’assurer la clientèle aux médecins, ce qui rend ce risque, cette compétition et, du même coup, la légitimité de ces avantages fiscaux, tout à fait inexistants.

 

Loin de moi l’idée de jeter le blâme sur les médecins qui ont ou qui vont prendre la décision de s’incorporer. La faille ne réside pas dans les individus qui font ce choix, mais plutôt dans le système qui perpétue une vision de la pratique médicale qui justifie une telle possibilité. Ce qui permet à ce système d’incorporation d’exister, c’est le statut de travailleur autonome du médecin. Pourtant, soyons francs, à l’instar des autres professionnels et professionnelles de la santé, le médecin n’est fondamentalement pas un travailleur autonome. Il est payé par l’état. L’état lui fournit toutes les ressources dont il a besoin pour pratiquer, en plus de lui assurer une clientèle du début de sa pratique jusqu’à sa retraite. Il bénéficie donc des avantages d’un salarié, mais, au plan juridique, il bénéficie également des avantages d’un travailleur autonome. Qu’est-ce qui justifie une situation si avantageuse et particulière pour les médecins, qui profitent déjà d’une rémunération plus que concurrentielle?  

 

Alors que la communauté médicale se targue de faire preuve d’une responsabilité sociale sans pareille, celle-ci refuse de s’attaquer au cœur du problème : le statut injuste et injustifiable de travailleur autonome du médecin. Ce statut qui lui confère des avantages fiscaux le gardant de poser l’ultime geste de responsabilité sociale dans une société démocratique : payer sa juste part.

 

Par cohérence avec la mission sociale qui teinte notre profession, mais aussi par solidarité avec nos collègues du milieu de la santé, nous avons, selon moi, le devoir de renoncer à la liberté que nous confère ce statut spécial et militer pour une législation plus juste et équitable.