Le Pouls

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Les larmes de Mme O.

par Dina-Liza Ikene

Je dois avouer que, depuis le début de mon externat, j’ai souvent réfléchi à la fin de vie et à la mort, surtout après ma première garde... C’était une soirée mouvementée avec plusieurs appels, tant pour des urgences aux étages que pour des codes bleus. En l’espace de quelques minutes, il y a eu 2 codes bleus, de sorte que le résident avec qui j’étais jumelée a dû mettre de côté un appel des infirmiers de l’étage fait en début de shift. Arrivés sur les lieux, nous constatons que deux équipes prenaient déjà en charge les patients et nous décidons alors de monter pour enfin répondre à l’appel. Il concernait un malaise ressenti par un patient, que ni le résident ni moi ne connaissions.  

Malheureusement, nous sommes montés trop tard. Le malaise du patient avait progressé en un arrêt cardiaque auquel l’homme avait succombé. L’homme avait préalablement signé un refus de réanimation et il ne restait qu’à constater le décès. C’est ainsi que j’ai rencontré la mort pour la première fois, instant phare de ma relation avec elle, mais aussi avec la médecine. Alors que je m’attendais à être prise d’émotions fortes comme la tristesse ou le choc, je n’ai rien ressenti. Pas de surprise, car il s’agissait d’un patient malade depuis longtemps et en phase terminale de sa maladie. La famille elle-même n’était pas ébranlée. Pas non plus de tristesse, car je ne connaissais pas le patient et n’ai pas pu m’attacher à lui. Une question alors retentit dans ma tête : la mort est-elle aussi triste et effrayante qu’on me l’a toujours fait croire ? Le calme dont je faisais preuve entrait en complète contradiction avec le fardeau émotionnel qu’on m’avait dit indissociable à la mort.

Le constat de décès terminé, nous nous dirigeons vers un autre étage, où les appels et urgences continuaient de foisonner. En chemin, nous empruntons un passage avec de grandes fenêtres laissant passer la lumière du crépuscule. Bien qu’il me fallut maintenir le pas pour ne pas perdre le résident dans sa course, j’ai tourné la tête et j’ai pris un moment pour la contempler. J’ai pensé au patient qui, tout comme le soleil, s’était éteint quelques instants plus tôt. Cependant, à l’inverse du patient, le soleil, lui, reviendra le lendemain et notre mort est aussi certaine que le grand retour du soleil. À ce moment, j’ai trouvé la lumière encore plus belle et un sentiment de sérénité m’a envahi. L’ordre naturel de l’univers et comment notre mort, beaucoup plus petite, s’y imbrique me paraissait d’une grande beauté.

De retour au train-train quotidien des stages, le souvenir de ce moment de plénitude et l’évitement flagrant de la mort dans les milieux hospitaliers m’ont poussé à me documenter davantage sur ce phénomène. J’ai lu sur les différents sens que l’homme a attribué à la mort en Occident (1) ainsi que dans d’autres cultures et religions (2) et sur ce qui nous a mené à la dénégation de notre finalité au sein de notre société. Ainsi, j’avais très hâte à mon stage en médecine palliative. Une médecine qui a un sens pour moi, car elle a comme principal intérêt la relation d’aide et le bien-être du patient. C’est alors que, par un mardi matin d’octobre, je fis la rencontre de Mme O. 

Il s’agit d’une dame d’une soixantaine d’années souffrant d’un glioblastome en phase terminale, nouvellement arrivée à la Maison Au Diapason, avec qui on me proposa de faire ma première rencontre du matin. Je me lançai alors avec l’entrain et l’enthousiasme d’une externe sénior quelque peu habituée à l’inconnu et qui s’y dirige sans trop d’appréhension. Première expérience, oui, mais il faut bien commencer quelque part. J’entrai alors dans la chambre et, une fois présentée à la patiente, j’entamai l’anamnèse. La patiente, accompagnée de son conjoint, répondit du mieux qu’elle pouvait à mes questions. L’état de sa maladie était tel qu’elle n’était pas en mesure de s’exprimer adéquatement. Son mari dut « traduire » un bon nombre de ses réponses et souvent, c’était lui qui me répondait directement.

Une fois les antécédents, les habitudes de vie, l’histoire de la maladie et l’état actuel de la patiente recueillis, je décidai de me lancer dans le vif du sujet des soins palliatifs, soit les objectifs de soins. C’est à ce moment que je sentis que j’allais heurter un mur : la patiente et le conjoint ne semblaient pas comprendre où je voulais en venir avec les questions que je posais. J’essayais d’explorer la compréhension de la patiente et de son mari quant au pronostic de la maladie, mais les phrases bien apprises telles que « que comprenez-vous de votre maladie ? » ou « que recherchez-vous ici ? » n’enlignaient pas la conversation vers l’exploration des objectifs de soins. Ne sachant pas où ils en étaient rendus dans leur processus d’acceptation de la maladie, celle-ci ayant progressée rapidement, je ne voulais pas non plus les confronter à des mots ou des faits qui pouvaient leur être difficiles à entendre, tels que « fin de vie ».

Dans l’intention de rechercher les objectifs de soins médicaux en termes de soulagement des symptômes, je demandai à la patiente s’il y avait quelque chose qu’on pouvait faire de plus pour elle. C’est alors que le mari m’interrompit en me mentionnant que je venais de poser une mauvaise question. Oups… Je me sentis rapidement très mal avec l’impression d’avoir commis une faute grave. Je choisis de rester humble face à la sensibilité que je venais de heurter et je demandai au mari de m’expliquer. Il me répondit avec émotions que s’il y avait quelque chose de plus à faire cela aurait été de débarrasser sa femme de ce cancer et que c’est ainsi que sa femme aurait répondu à cette question. Me disant qu’il ne s’agissait peut-être que de l’interprétation du mari, je tournai la tête vers la patiente et je remarquai qu’elle s’était mise à pleurer à l’écoute de ces paroles. En la voyant en larmes, je me sentis coupable d’avoir posé la question qui l’avait mise dans un tel état. Je sentais aussi la colère et l’impuissance que la patiente et son mari ressentaient face à l’injustice de la maladie. Alors qu’elle avait débuté sa retraite en début d’année, je devinai qu’elle avait dû renoncer avec regret à tous les projets qu’elle planifiait d’entreprendre avec son mari, ses enfants et ses petits-enfants... Le futur dans lequel elle s’était projetée ne serait jamais réalisable et cela lui était inacceptable.

Je mis ma main sur son épaule et, ne sachant quoi dire à la patiente, j’accueillis sa tristesse avec un silence qui, je l’espère, a su transmettre l’immense sympathie que je ressentais pour elle. Sa peine était gigantesque et nous étions tous démunis face au pronostic. Précédemment, j’avais fait face à la mort pour la première fois. À cet instant, je venais de faire face à l’impuissance. Ce malentendu entourant la question que j’avais posée avait ouvert la porte à l’expression de sentiments très forts qui avaient besoin d’être dévoilés et dont l’existence précédait ma question. Bien que la mort soit naturelle, il est indéniable qu’elle fasse peur et qu’il faut accepter de ne pas avoir de baume qui puisse apaiser les sentiments qui l’accompagnent.

Dans un contexte de soins, nos mots font souvent office d’interventions qui, bien qu’ils puissent soigner par moments, peuvent modifier l’expression des émotions du patient et engendrer chez eux le sentiment d’être incompris. Mon premier réflexe avait été de vouloir éviter la tristesse de ma patiente, mais j’ai compris qu’au contraire, les larmes étaient souhaitables et que ma meilleure réponse était un silence prêt à recevoir ce que la patiente voulait exprimer.

Je comprends un peu mieux maintenant ce que signifie accompagner quelqu’un dans le processus de fin de vie. Je comprends que parfois, il faut mettre de côté les phrases pré-faites et le masque du professionnel, suivre son instinct et être tout simplement humain avec les patients. Et cela, je l’ai compris grâce aux larmes de Mme O. 

(1) Essais sur l’histoire de la mort en Occident : du Moyen Âge à nos jours, Philippe Ariès.

(2) La mort : dernière étape de la croissance, Elisabeth Klüber-Ross.