LA PALESTINE : l'histoire d'une résistance numérique
Par Rania Yasmine Feghoul et Hiba Marsile
La culture du web inaugure une nouvelle ère d’influence et donne naissance à un nouveau genre de journalisme où la plupart du temps, aucune formation professionnelle n’est requise et tous peuvent s’exprimer librement. De ce fait, les médias traditionnels ne monopolisent plus le marché du savoir, de l’actualité et de l’information puisqu’une alternative accessible au grand public est désormais offerte. Ce changement de paradigme en faveur des médias sociaux crée une nouvelle dynamique médiatique qui est capitale à la couverture de la crise humanitaire à Gaza. Ce sont des images, des vidéos et des discours plus bouleversants les uns que les autres qui se retrouvent sur les différentes plateformes en ligne, et ils sont d’autant plus émotionnellement engageants puisque majoritairement publiés par des survivants d’un génocide plutôt que par des journalistes de profession. Ainsi, il est pertinent de se pencher d’une part sur les causes forçant les civils palestiniens à documenter leur propre nettoyage ethnique à travers les médias sociaux et d’autre part, sur nos réactions de plus en plus apathiques face aux images auxquelles nous sommes confrontés.
Une nouvelle perspective
Le 15 mai 2021, l’armée israélienne bombardait le seul bâtiment de presse de la bande de Gaza abritant les locaux d’une dizaine de médias internationaux, dont Al Jazeera et AP news (LE MONDE, 2021). Cette attaque a marqué un tournant irréversible quant à la couverture journalistique des agressions militaires perturbants l’enclave palestinienne, soulignant la fin d’une présence officielle et encadrée de médias de presse traditionnels dans ce territoire assiégé. Si certains médias internationaux ont à ce jour encore quelques correspondants locaux, ces journalistes palestiniens sont constamment ciblés par l’armée israélienne (plus de 130 d’entre eux ont été tués à Gaza durant la dernière année) et l’accès au territoire palestinien est extrêmement limité, voire interdit aux journalistes étrangers (REPORTERS SANS FRONTIÈRE, 2024). Il s’agit d’une atteinte grave à la liberté de presse, chose que plusieurs journalistes à travers le monde reprochent depuis longtemps au gouvernement israélien. Un accès aussi limité à une couverture médiatique sur les lieux du conflit empêche une narration fidèle à la réalité du quotidien des Gazaouis mais surtout, force les chaînes de nouvelles internationales à s’appuyer principalement sur les affirmations du gouvernement israélien. Cette réalité accentue un biais pro-israélien historiquement ancré dans la couverture médiatique occidentale du conflit au Proche-Orient et marque un point de rupture quant à l’amplification des voix palestiniennes.
Ainsi, l’utilisation de plateformes digitales est devenue d’une importance cruciale pour le peuple palestinien. En réponse aux manquements des formats journalistiques classiques, il s’est réorienté vers les réseaux sociaux pour témoigner lui-même des injustices qu’il subit. Cette récente résistance numérique a offert une perspective complètement différente du conflit israélo-palestinien. L’émergence des plateformes comme X, Instagram, Facebook ou TikTok ont permis aux principaux concernés de s’exprimer en temps réel, fragilisant le narratif des médias traditionnels. Alors que les arguments historiques, religieux ou idéologiques semblent souvent brandis dans les médias traditionnels pour justifier l’occupation israélienne et les bombardements indiscriminés de territoires palestiniens, les images immersives capturées par les victimes sur place et publiées en ligne confrontent les internautes à l’extrême souffrance palestinienne. Ces mêmes images forcent ceux qui y sont exposés à faire fi de tout justificatif car les bombardements d’hôpitaux, de lieux de cultes et de civils non armés (dont près de 70% sont des femmes et des enfants (RADIO-CANADA, 2024)) sont difficilement justifiables par des arguments historiques, religieux ou idéologiques. En d’autres termes, les Palestiniens se réapproprient le narratif à travers les différentes plateformes sociales, car, sur celles-ci, les images s’émancipent plus facilement du commentaire et nous mettent dans la peau de celui qui les filme, ce qui laisse difficilement place à la réinterprétation (SEURAT, 2023).
Une surexposition?
Or, les innombrables atrocités auxquelles nous sommes exposées sur les réseaux sociaux ne suscitent pas en nous les réactions qu’elles devraient suscitées. Nous avons ici décidé de n’adresser qu’une tragédie en particulier, le génocide à Gaza, mais beaucoup d’autres traversent notre fil d’actualité sans pour autant affecter nos consciences de manière proportionnée. En effet, le mot « génocide » n’est pas un mot que nous avons l’habitude d’entendre. C’est un mot que nous connaissons tous, mais il n’y a pas si longtemps de cela, il était employé exclusivement au passé, pour parler des graves massacres qui ont eu lieu à travers l’histoire.
D’ailleurs, bon nombre de ces massacres ont conduit à l’instauration de règles et de principes destinés à prévenir toute reproduction de ces graves crimes contre l’Humanité, tels que la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948) suite à la Shoah, le Tribunal pénal international (2002), suite au génocide rwandais, etc. Alors, lorsque l’un à la suite de l’autres, ces conventions, règles et principes internationaux sont systématiquement violés par un État, et ce à la vue de tous, pourquoi n’en sommes-nous pas davantage indignés? Alors que nous avons un accès plus authentique que jamais auparavant à l’actualité, pourquoi ne sommes-nous pas davantage saisis et choqués par la réalité et l’envergure des événements? Notre société a-t-elle perdu son humanité? Sommes-nous accoutumés aux guerres et aux massacres survenant de l’autre côté de l’océan?
Pour répondre à ces questions, commençons par aborder ce qu’est la « fatigue de compassion » (LA PRESSE, 2024). Ce concept a d’abord été utilisé pour décrire l’état des travailleurs de la santé, devenant insensible à la douleur de leur patient au fur et à mesure de leur pratique. Dans le cas qui nous intéresse, il se peut que ce soit l’exposition régulière à des événements d’extrême violence qui mènent vers une désensibilisation envers ces contenus. Les images de Gaza sont chacune plus atroces les unes que les autres: des corps calcinés entre les décombres et ruines de la ville, des enfants ensanglantés, blessés de manière inimaginable, des individus traînant des sacs contenant les restes de leur proche... L’objectif de ces publications saisissantes est de secouer les internautes avec une telle intensité que chacun serait pousser à l’action et chercherait à aider par tous les moyens. Il est stupéfiant de constater que c’est plutôt l’effet contraire qui se produit. Initialement, nous sommes horrifiés, mais, en quelques temps, nous perdons cette capacité à ressentir le choc, nous nous distançons du sentiment ou même de la problématique elle-même. La plupart finissent par s’y « habituer » et par détourner le dos pour se protéger émotionnellement. « Si nous sommes trop affligés par ce que nous voyons, nous risquons de nous sentir "épuisés" et de vouloir faire la sourde oreille à toute la couverture médiatique. » (BBC news, 2024)
Aussi bouleversantes soient-elles, les images restent ce qu’elles sont : de simples images sur nos écrans. Il suffit d’un seul clic pour passer à du contenu moins anxiogène, plus divertissant. Il suffit d’appuyer sur un simple bouton pour éteindre son appareil et se reconcentrer sur sa vie de tous les jours. D’ailleurs, la réalité telle que nous la connaissons diffère considérablement de celle qui se vit là-bas, ce qui la rend difficile à intégrer profondément. Le monde a l’habitude de voir certains peuples souffrir plus que d’autres et s’accoutument avec le temps à l’idée que « là-bas, il y a toujours eu de la guerre ». Avec le manque de progrès ou encore le manque d’action de la part de nos dirigeants, notre prise de conscience concernant les catastrophes humanitaires s’affaibli. Or, en se lassant d’en entendre parler, la couverture et l’attention accordée à ces problématiques diminuent, ce qui peut conduire à une baisse de pression infligée à nos gouvernements pour qu’ils agissent en faveur de la cause. Finalement, cela nous replace à la case de départ, où c’est justement le manque d’initiatives de la part de nos dirigeants qui cause une sorte « d’apathie » envers la cause, une baisse de pression... Ainsi, un cercle vicieux s’installe, où l’inaction nourrit l’indifférence, et l’indifférence alimente l’inaction.
Les médias sociaux ont permis aux Motaz Azaiza (photojournaliste palestinien de la bande de Gaza) et aux Bisan Owda (cinéaste palestinienne) de ce monde de faire écho aux cris de leur peuple en souffrance. Cependant, si ce contenu tout droit sorti d’une prison à ciel ouvert n’a pas encore permis de mettre fin à l’un des pires massacres des Temps Modernes, cela pourrait être davantage en raison de nos mécanismes de défenses cognitifs que d’une baisse d’humanité collective. Or, il est primordial d’en être conscient afin de passer outre cette banalisation du condamnable et d’être en mesure d’agir collectivement en faveur d’une solution qui est digne de l'Humanité, car tant que les Hommes ne seront pas tous libres, c’est l’Humanité tout entière qui demeurera opprimée.
MÉDIAGRAPHIE
BBC news (2024). Les risques de normalisation de ce qui est anormal (et comment éviter la désensibilisation) Consulté 8 novembre 2024, à l’adresse https://www.bbc.com/afrique/articles/clkm811rp89o
BOUTROS, Magdaline (4 octobre 2024). La normalisation de la violence nous rend-elle moins sensible à la violence qui se joue au Proche-Orient. Consulté 9 novembre 2024, à l’adresse https://www.ledevoir.com/monde/moyen-orient/821146/normalisation-violence-nous-rend-elle-moins-sensibles-drame-joue-proche-orient?
LA PRESSE. (2024). Quand trop de mauvaises nouvelles nous rendent insensibles. Consulté 9 novembre 2024, à l’adresse https://www.lapresse.ca/actualites/chroniques/2024-10-20/quand-trop-de-mauvaises-nouvelles-nous-rendent-insensibles.php
LE MONDE (2021). L’immeuble abritant les locaux d’Associated Press et Al-Jazira à Gaza pulvérisé par un missile israélien. Consulté 2 novembre 2024, à l’adresse https://www.lemonde.fr/international/article/2021/05/15/israel-palestine-l-immeuble-des-medias-ap-et-al-jazeera-a-gaza-pulverise-par-une-frappe-israelienne_6080316_3210.html
MOUNSHIPOURI, Mahmoud et al. (2018) Digital activism in perspective: Palestinian resistance through social media. Consulté 4 novembre 2024, à l’adresse https://www.isjq.ir/article_89793_f08536e9f60139dce0f0a806da024d07.pdf
RADIO-CANADA (8 novembre 2024). Près de 70 % des morts à Gaza sont des femmes et des enfants, dit l’ONU. Consulté 19 novembre 2024, à l’adresse https://www.ledevoir.com/monde/moyen-orient/821146/normalisation-violence-nous-rend-elle-moins-sensibles-drame-joue-proche-orient?
Reporter Sans Frontières. (2024). Au rythme où les journalistes sont tués à Gaza, il n’y aura bientôt plus personne pour vous informer. Consulté 30 octobre 2024, à l’adresse https://rsf.org/fr/au-rythme-où-les-journalistes-sont-tués-à-gaza-il-n-y-aura-bientôt-plus-personne-pour-vous
SEURAT, Leila (2023). Les réseaux sociaux face à la guerre coloniale. Revue du crieur, No 23, p.34 à 41Consulté 29 octobre 2024, à l’adresse doi : https://shs.cairn.info/revue-du-crieur-2023-2-page-34?lang=fr&ref=doi