Le Pouls

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Immortalisé

Par Michel Naassaneh

Chères lectrices et chers lecteurs,

Je vous remercie d’avance de prendre le temps de lire ma nouvelle. Je vous garantis qu’elle ne vous ennuiera pas, et elle est loin de présenter la simple histoire d’un paysan.

***

Alors qu’au loin le soleil, se penchant tendrement sur la Terre, éclairait à peine le toit des quelques habitations de la banlieue, un jeune paysan, entouré par les champs familiaux, commençait à ramasser son matériel. Avec ses mains tremblantes et amochées, il rassemblait les outils qui lui avaient servi durant des saisons entières. Son dos s’inclinait difficilement pour ramasser les dernières fraises. C’était – enfin – la fin d’une autre journée de travail. 

Ayant grandi et vécu toute sa vie dans ces immenses champs, au point d’avoir construit un enchaînement d’aventures pour chaque coin particulier du terrain familial, John sentait de plus en plus l’écrasant labeur prendre le dessus ces dernières semaines. Il n’avait que 17 ans. 17 ans… et son corps, fatigué, peinait à arborer cet âge auquel le jeune homme s'accrochait alors qu'on le questionnait sur l'usure inhabituelle de sa personne. Était-ce sa manière à lui de se convaincre qu’il était encore jeune, qu’il avait un avenir devant lui ? Quoiqu’il en soit, bien que dévoué à son nid familial et à son travail, qui reposait en grande partie sur ses épaules, il avait désespérément soif de vivre. Loin d’en faire une tentation d’approcher le diable, le jeune homme désirait tenacement visiter la ville, située à une soixantaine de kilomètres de sa banlieue natale. Apparemment, c’était le paradis sur Terre, et toute personne qui y entrait finissait par être si consumée par sa beauté et ses délices qu’elle n’osait pas en sortir. Pourtant, aucune barrière n’empêchait de le faire. Était-ce un mythe ou une réalité bien concrète ? Dans tous les cas, John se moquait royalement de la réponse, puisqu’il savait pertinemment dans quoi il s’embarquait lorsqu’il proposa enfin à un vieux marchand, un peu fragile à son goût, de le conduire vers sa destinée. 

La calèche à chevaux déposa le jeune paysan en face de la boutique du marchand voyageur. Intuitivement et sans même y être invité, John se permit d’entrer, avant son hôte, dans ces lieux loin d’être sacrés. Une sale petite cabane presque effondrée et mal entretenue dans son village était, à son goût, plus plaisante à habiter que le taudis du marchand, qui lui servait à la fois de boutique et d’habitation. Il n’en restait pas moins que le jeune homme, dont le ventre hurlait de faim, finit par se résigner à passer la nuit chez le marchand, un collectionneur avéré. À la grande surprise du vieillard, le cadet se montra impatient de goûter la chair animale qui devait bientôt être cuite au-dessus du feu doux de la cheminée et dont faisaient les louanges les habitants de son village, qui ne s'alimentaient qu'exclusivement des produits de la terre. 

En attendant la cuisson, John se promenait tranquillement parmi les rangées de la boutique et scrutait hasardeusement, mais minutieusement, chaque article de l’amas des trésors de la ville moderne. Évidemment, ce maître de la terre agricole et de ses dons ne réussit aucunement à reconnaître un quelconque article. Il fut toutefois curieusement attiré par l'un d'eux: un empilement indissociable de plusieurs cadres à photos qui contenait un gros creux en son centre. Il s’agissait en fait d’une zone formée par les interstices des cadres, où étaient censées se graver des images reflétant les périodes les plus marquantes de la vie d’individus honnêtes et authentiques, moments qu'ils ne devaient surtout pas oublier. Le vieillard, à travers la maladroite forme de ses dents et de ses lèvres, siffla à l’oreille de John l’importance d’un tel objet, puisqu’il contiendrait potentiellement tout souvenir d’évènements à préserver à tout jamais pour une personne. Cela était à condition de prendre ces souvenirs en photo grâce à l'appareil que le vieux tenait tremblement et dont John s'empara sans hésitation. Le premier proposa donc au néophyte de la ville d’aller à la rencontre des charmes de cette dernière, vantés depuis longtemps par ses compagnons, et d'enfin goûter aux plaisirs tant attendus de la cité. De toute façon, le repas du soir n’était pas encore prêt, ce qui laissait largement le temps à John d’aller et de revenir. Ce dernier, déchiré entre sa faim de loup et l’envie insatiable de prendre en photo tous les coins de la ville, finit dès lors par laisser son corps suivre la voie qu’il désirait tant embrasser. 

De retour à la boutique démodée, rapidement et pour pouvoir enfin manger, le jeune homme demanda de l'aide pour imprimer ses pellicules, et ce tout en racontant avec passion sa fameuse aventure nocturne en détail. De la foire de la saison aux spectacles de danses et de chants, il passa même par les activités nautiques sur le fleuve et assista à une fabuleuse représentation panoramique d’un film suivie d’une projection à ciel ouvert de quelques feux d’artifices flamboyants. Alors que le propriétaire de la boutique rangeait les photographies prises par le jeune homme, les pieds du visiteur le conduisirent vers la marmite bouillante, de laquelle des gouttelettes d’eau brulante et de la vapeur s'échappaient. Avant même d’avoir atteint la cheminée, John, la tête lourde, se tourna d’un bond et regarda en direction du marchand, surpris d’avoir attendu tant pour manger, malgré leur arrivée en ville bien plus tôt. Le vieillard lui pointa alors du doigt l’empilement de cadres, désormais transformé en le nouvel album de John et incluant les moments immortalisés de sa soirée. Il manquait toutefois un élément essentiel à l’album : la face de John. Le vieillard proposa gentiment de prendre en photo le visage pur de l’adolescent de 17 ans. Quoi de mieux que de se rappeler et de s’attacher fermement à son corps de jeunesse, marmonna le marchand. John opina du bonnet tout en souriant largement. 

Le novice de la ville se précipita énergétiquement vers la marmite, et sa photo fut en même temps ajoutée sur la couverture de l’album. On dirait que les parents ne répètent pas assez souvent à leurs enfants que leur tête est plus lourde que le reste de leur corps. Or, il ne restait plus de tête, ni de corps – enfin, presque. Le vieillard était toujours là, seul à nouveau, et son repas était bientôt prêt. 

Il semblerait que la faim justifie les moyens.

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Note de l’auteur : Les personnages, avec leurs descriptions, comportements, attitudes et pensées, sont uniquement construits en vue d’assurer une cohérence de contenu dans la nouvelle. Aucun groupe de personnes, peu importe l’âge, n’est visé négativement par ce qui est rédigé.