A(E)NCRÉ
par Anonyme
« Je me sens essoufflé. »
C’est la raison de consultation de Monsieur R., 67 ans, le patient hospitalisé qui m’est assigné aujourd’hui dans le cadre d’une session d’IDC. Habillé en jaquette d’hôpital, assis sur le fauteuil de sa chambre avec trois couvertures drapées sur ses épaules, il me fait un petit sourire, alors que j’entreprends mon anamnèse.
C’est un grand bavard qui adore se perdre dans les tangentes de la conversation. Il me raconte à propos de son travail comme « bouncer » lors de sa jeunesse et de ses péripéties avec l’alcool et les bars. Il commente sur les enjeux de la vaccination, le système de santé, et les projets de loi d’actualité au Québec. Il faut toujours le ramener à la conversation sur sa maladie actuelle et lui rappeler que je lui avais demandé s’il avait une toux ou des expectorations.
Mais à travers tout ce déroutage, il aboutit toujours à un sujet en particulier : sa famille. Comme une sorte de tic, je le vois fréquemment en train de retrousser les manches de sa blouse bleu pâle pour dévoiler son avant-bras parsemé de tatouage.
« Ah ça? Ce sont les noms de mes enfants et mes petits-enfants », dit-il en remarquant mon intérêt. Il procède à me les nommer avec tant d’affection et d’amour, en me disant que la plus petite est maintenant à la garderie, et qu’ils sont venus le voir hier.
On progresse lentement à travers les antécédents et les caractéristiques de la maladie actuelle, pour en arriver à la section qui tue : les habitudes de vie.
- Est-ce que vous fumez?
- Oh j’ai arrêté il y a deux semaines.
- Mais félicitations! Je suis sûre que ça n’a pas été facile.
- Il fallait, il était temps… ça fait 50 ans que je fume deux-trois paquets par jour. Mais vous savez, ma femme avait arrêté depuis longtemps. Elle m’interdisait de fumer à la maison, même si c’est moi qui paie les taxes! J’aurais dû arrêter en même temps qu’elle, hein?
Il y avait un regret, une culpabilité, et même une certaine lourdeur derrière ses mots. Il cherchait une réponse, un appui, une confirmation de ma part, mais je ne pouvais que rire poliment et passer à autre chose. Je n’avais pas de réponse.
Il me parle ensuite de son séjour à l’hôpital, comment il s’est fait « rentré un tube dans le dos » et comment la grandeur n’était pas appropriée, donc il a dû subir l’intervention une deuxième fois. Rapidement, Monsieur R. s’emballe, sa voix commence à trembler, ses yeux se mouillent. Il m’avoue avoir ressenti les pires douleurs de sa vie lors de ses deux jours d’hospitalisation. Et cela m’a brisé le cœur de le voir aussi vulnérable et souffrant, alors qu’il essayait deux minutes auparavant de me faire rire avec ses blagues et plaisanteries.
« Je le fais pour eux », déclare-t-il en se reprenant et en caressant les noms incrustés sur son avant-bras.
Avec le temps qui manquait et la fatigue qui s’accumulait sur le visage de Monsieur R., on a achevé l’anamnèse prématurément.
- Avant que vous partiez, promettez-moi une chose…
- Oui, je vous écoute Monsieur R.?
- Promettez-moi… que vous allez terminer vos études et que vous allez devenir des médecins soignants… C’est tellement un beau métier, c’est le plus beau métier du monde. On a besoin de vous, toi! Tu me promets?
À ce moment-là, j’avais l’impression que quelque chose bourdonnait à l’intérieur de moi. Je me suis figée sur place, envahie par des émotions contradictoires que je n’arrive toujours pas à catégoriser. J’étais émue et touchée. Je me suis sentie appréciée et même valorisée! Mais j’avais aussi peur. Très peur. Une angoisse et une tristesse inexplicables me grugeaient lentement et tranquillement. Je voulais éclater en larmes.
Monsieur R. est suspecté d’avoir un cancer du poumon ayant engendré un épanchement pleural majeur, nécessitant l’apposition d’un drain dans le dos pour évacuer le liquide accumulé. Il n’y avait plus d’air qui passait dans son poumon gauche, de telle sorte que ses murmures vésiculaires ont été remplacés par du vide. Le simple fait de prendre un souffle était laborieux pour lui. Malgré cela, Monsieur R. a pris de son temps et son énergie pour partager avec nous son parcours de vie, sa conviction, ses espoirs, sa foi.
Vais-je être à la hauteur de ses attentes en tant que médecin? Vais-je être assez qualifiée? Qu’est-ce qui signifie pour moi être un soignant empathique et… humain? Je ne sais toujours pas. Mais je lui ai fait une promesse, et celle-ci restera profondément ancrée en moi.